La femme des sables - Kôbô Abé
Il y a quelques jours, j'évoquais dans un billet trois grands écrivains qui m'ont marquée, mais qui sont peu médiatisés. Mon amie Sylvie m'a alors dit: "Je n'en connaîs aucun ! " Qu'à cela ne tienne ! J'ai décidé de faire un peu de recyclage, en republiant des billets concernant ces trois auteurs.
Je commence aujourd'hui avec Kôbô Abe, écrivain japonais (1924-1993). La Femme des sables, publié en 1964, est considéré comme son roman le plus marquant. Sa publication valut à Kôbô Abe de nombreux prix littéraires, mais aussi l'exclusion du Parti Communiste dont il était membre depuis 1945.
Un homme, collectionneur d’insectes, arrive dans un village isolé près de la mer, un village tellement envahi par le sable que la plupart des maisons sont au fond d’un trou qui se remplit inexorablement de sable. L’homme accepte l’hospitalité dans l’une de ces maisons. Au cours de la nuit, il va découvrir l’étrange mode de vie des habitants du village. Et quand, le matin venu, il s’apprête à repartir, il découvre que l’échelle qui lui a permis de descendre au fond du trou a disparu. L’homme est prisonnier. Sa seule obsession désormais va être : comment sortir de ce piège ?
C’est une histoire très étrange, peut-être l’histoire la plus étrange que j’ai jamais lue. Il y a peu de personnages, peu d’action, un décor minimaliste et pourtant dès les premières pages s’installe un suspense psychologique qui nous tient en haleine jusqu’à la fin du livre. Toute l’intrigue du roman repose sur cette question : l’homme va-t-il réussir à s’enfuir ? Comment ? L’histoire est vécue au travers des yeux du « prisonnier » et le lecteur assiste aux divers sentiments qui l’envahissent au fur et à mesure que le temps passe : colère, révolte, impuissance, frustration, attente. Et l’homme fait preuve de beaucoup d’ingéniosité pour sortir de son trou. Il essaie successivement la force, la ruse, la violence, l’adresse… Et, finalement, il découvre que la liberté n’est pas où il croyait.
Mais le personnage principal de l’histoire, c’est le sable : anatomie du sable, physiologie du sable, psychanalyse du sable. Jamais on n’aura aussi bien parlé de cet élément minéral qui devient vivant sous la plume de Kôbô Abé. Tantôt le sable est décrit comme le meilleur ami de l’homme, et tantôt comme son pire ennemi. Mais le sable reste un élément magique et plein de mystères. Comme le temps qui passe.
On peut voir une multitude d’interprétations dans cette histoire de la lutte d’un homme contre un élément. On peut y voir une métaphore de la condition humaine. On peut y lire une interrogation sur le sens de la vie : contre quoi nous battons-nous jour après jour et pourquoi ? On peut y découvrir un négatif de notre société de consommation : un lieu où le bonheur n’est plus lié à ce que l’on possède ou à ce que l’on fait, mais pourquoi on le fait. On peut y voir une cure analytique où un homme malade de sa névrose va vers sa guérison, tout en la refusant. Et c’est ce qui fait la beauté et l’intérêt de ce texte de se prêter à toutes les interprétations, et nous montrer que la vraie liberté n’est souvent pas là où nous la fantasmons.
En conclusion : une histoire et une plume qui m’ont profondément marquée.
Un extrait :
« Il s’était, dans sa tête, représenté et construit, d’avance, un processus géométrique simple : la réalité s’affirmait rebelle, et, sur quelque point qui lui échappait, en terrible désaccord avec les prévisions de son esprit. »
Traduit du japonais par Georges Bonneau
Le livre de poche - 1990 - 313 pages.
(Billet publié pour la première fois sur ce blog le 26 Juin 2006.)