Le tigre blanc - Aravind Adiga
Rentrée littéraire 2008
« Notre pays, voyez-vous, au temps de sa splendeur, quand il était la plus riche nation du monde, ressemblait à un zoo. Un zoo propre, bien tenu et ordonné. Chacun y était à sa place et heureux. Les orfèvres ici, les bouviers là, ailleurs les propriétaires terriens L’homme dénommé Halwai fabriquait des sucreries. L’homme appelé bouvier gardait les vaches. L’intouchable nettoyait les excréments. Les grands propriétaires terriens traitaient leurs serfs avec bienveillance. Les femmes se couvraient la tête avec un voile et baissaient les yeux lorsqu’elles adressaient la parole à des étrangers.
Puis, grâce à tous ces politiciens de Delhi, le 15 août 1947 – jour du départ des Anglais -, les cages furent ouvertes. Les animaux s’entr’attaquèrent et se dépecèrent, et la loi de la jungle remplaça celle du zoo. Les plus féroces, les plus affamés, dévorèrent les autres et prirent du ventre. Désormais, seule comptait la taille de votre panse. Peu importait que vous fussiez une femme, un musulman ou un intouchable. Quiconque ayant un gros ventre pouvait s’élever. Le père de mon père était un vrai Halwai, mais quand il hérita la pâtisserie, un membre d’une autre caste la lui vola avec l’aide d’un policier. Mon père n’eut pas le courage de se battre. Voilà pourquoi il tomba si bas, dans la boue, au rang de conducteur de rickshaw. Voilà pourquoi j’ai été spolié de mon destin de garçon gras et affable, au teint crémeux.
En résumé, il y avait autrefois mille castes et destins en Inde. De nos jours, il ne reste que deux castes : les Gros Ventres et les Ventres Creux.
Et deux destins : manger ou être mangé. »
Ce long extrait est tout à fait révélateur du ton et du thème de ce premier roman qui dresse un portrait au vitriol de l’Inde moderne.
Balram Halwai est donc né du mauvais côté : celui des miséreux et son destin le condamne à se tuer au travail pour gagner quelques roupies qui serviront à nourrir sa nombreuse famille : grand-mère, belles-sœurs, cousines, nièces, et jusqu’à la bufflesse, personnage central de la famille. Mais un jour l’inspecteur d’académie, séduit par son intelligence et sa vivacité, lui donne le titre de « Tigre Blanc », cet animal fabuleux que l’on ne croise qu’une fois par génération. De ce jour, Balram essaie de lutter contre son destin. D’abord en apprenant à conduire pour devenir chauffeur de maître, ensuite en saisissant la chance quand elle passe à sa portée.
Ce roman démarre sur les chapeaux de roue et sur un ton mordant, puisqu’il se présente comme une lettre au Premier Ministre chinois, la Chine étant le grand rival de l’Inde dans la grande course au développement et à la modernisation. C’est féroce, corrosif, méchant, bien loin du politiquement correct. L’auteur nous dévoile tous les dessous du développement express indien dont la corruption et les combines sont les armes maîtresses. Par la suite, le rythme s’essouffle un peu, puisque le lecteur connaît très vite la fin de l’histoire… Mais ça reste une vision de l’Inde qui fait froid dans le dos : une société profondément injuste, immorale, dévoyée, qui broie les faibles pour engraisser les puissants, une Inde qui malgré sa pseudo-modernité et son goût pour les nouvelles technologies reste un pays profondément féodal : des maîtres et des esclaves. Et donc, Balram, avec son désir de renverser le rôle, nous paraît très humain et très sympathique.
Elles l'ont aimé : Lily - Naina - Amanda - Tamara - Fashion
Traduit de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat.
Buchet-Chastel, 2008. – 318 p.
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Pour un point de vue féminin sur l'Inde d'aujourd'hui : Compartiment pour dames d'Anita Nair.