Lettre d'une inconnue - Stefan Zweig
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Ce qu'il y a de bien avec Stefan Zweig, c'est qu'il a beaucoup écrit et qu'on en finit donc jamais d'explorer son œuvre. Surtout qu'il est régulièrement réédité, témoin cette nouvelle édition de l'un de ses textes les plus célèbres.
Un écrivain célèbre rentre chez lui, à Vienne, le jour de son anniversaire et trouve dans son courrier une épaisse lettre. C'est la lettre d'une femme inconnue qui lui révèle son amour. L'histoire que raconte cette lettre commence vingt ans plus tôt, quand la narratrice (dont on ne saura jamais le nom) avait treize ans. La jeune fille vivait avec sa mère veuve une vie plutôt triste, quand un jeune écrivain vint occuper l'appartement voisin. La jeune fille qui a grandi sans image paternelle est tout de suite fasciné par cet homme élégant, vif et souriant. Elle guette ses faits et gestes, et il suffit qu'un jour il lui adresse une phrase gentille pour qu'elle en tombe éperdument amoureuse. Pendant trois ans, elle va surveiller ses allées et venues à travers le judas de sa porte, de manière quasi-obsessionnelle. Puis sa mère se remarie et la famille s'installe en province. Pour la jeune fille c'est un déchirement. Elle ne vit que pour le jour où elle pourra revenir à Vienne. Et quand ce jour arrive, elle recommence à observer cet homme pour lequel elle se consume d'amour, jusqu'au jour où enfin il la remarque parce qu'elle est très jolie et l'invite à dîner...
C'est l'histoire d'un amour sans limites, né d'un fantasme de jeune fille naïve pour un homme charmant mais qui n'est rien d'autre qu'un séducteur, un Don Juan pour qui toutes les femmes se ressemblent, et c'est forcément un amour à sens unique. Il croise sa route plusieurs fois sans jamais la reconnaître alors que toute sa vie à elle ne tourne qu'autour de lui.
" J'étais toujours occupée de toi, toujours en attente et en mouvement ; mais tu pouvais aussi peu t'en rendre compte que de la tension de la montre que tu portes dans ta poche et qui compte et mesure patiemment dans l'ombre tes heures, accompagnant tes pas d'un battement de coeur imperceptible, alors que ton hâtif regard l'effleure à peine une seule fois parmi des millions de tic-tac répétés sans cesse."
Et des années plus tard, cette femme confesse cet amour, sans rancune, sans haine, parce qu'elle n'a plus rien à perdre. Jusqu'au bout, elle ne cessera jamais d'aimer cet homme qui ne l'a jamais vraiment regardée. Elle s'est donnée à lui corps et âme sans rien attendre en retour.
"Je t'attendais, je t'attendais toujours, comme, pendant toute ma destinée, j'ai attendu devant ta vie qui m'était fermée."
Stefan Zweig reprend ici son thème favori, celui de la passion dévastatrice, mortifère et obsessionnelle. Et il en démonte tous les rouages avec une minutie d'horloger. Son analyse, comme dans chacun de ses textes, est d'une grande finesse psychologique, porté par une plume qui est pour moi l'une des plus belles de toute la littérature. Et pourtant, si cette confession est terriblement émouvante, elle a aussi quelque chose de très dérangeant, tant cette passion exclusive et totale frise le pathologique. Si la lectrice que je suis adore ce texte, la féministe se rebelle devant un tel sacrifice. Je note d'ailleurs que la confession de l'amoureuse est parfaitement enchâssée dans un récit qui commence et se termine avec le personnage masculin.
Lu aussi par : mAlice - Leiloona - Caro[line] - Tournez les pages - Stéphanie - Anne
Traduit de l'allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac et révisé par Françoise Toraille.
Stock, La Cosmopolite, 2009 (1e édition, 1922). - 106 p.