Le bonheur national brut - François Roux
Rentrée littéraire 2014
"Il est toujours désagréable de s'avouer que la réalité des choses ne s'élèvera jamais à la hauteur des rêves que l'on a caressés."
Ils sont quatre copains : Rodolphe, Tanguy, Paul et Benoit, qui ont grandi dans la même petite ville de Bretagne, se connaissent depuis toujours et forment une petite bande. Rodolphe est le plus brillant, Tanguy le plus populaire, Paul le plus fragile et Benoit le plus secret. Le 10 mai 1981, Mitterrand est élu Président de la République, provoquant des réactions différentes : l’exaltation de Rodolphe, jeune militant socialiste, le dépit chez Tanguy, l’indifférence chez les deux autres. Quelques semaines plus tard, ils passent leur bac avec des réussites diverses, et se séparent pour commencer leurs études supérieurs. Seul Benoit choisit de rester dans sa ville natale pour se consacrer à sa passion pour la photographie. Rodolphe et Tanguy vont à l’université à Rennes : droit pour l’un, économie pour l’autre. Quant à Paul, il est envoyé par son père à Paris pour y préparer le concours d’entrée en médecine, et ce destin imposé va se révéler libérateur pour le jeune homme qui n’a jamais osé dire à personne qu’il préférait les garçons. A Paris, il peut vivre sa vie amoureuse comme il l’entend et se découvre une passion pour le cinéma. Après avoir suivi ces quatre garçons pendant deux ou trois ans, les années de formation, on les retrouve plus de vingt-cinq ans plus tard, alors qu’ils en sont à faire le bilan de leur vie.
Ce roman se veut le roman de la génération Mitterrand, ma génération puisque je n’ai que quelques années de plus que ces jeunes gens. Et pourtant je ne m’y suis pas vraiment reconnue. Peut-être que ces quelques années font toute la différence (ou peut-être que ce roman a souffert d’être lu entre deux excellents bouquins), mais la première partie m’a paru bien longue. L’auteur y esquisse à peine le climat social des années 80 : les fermetures d’usine, les revendications de la communauté gay, Solidarnosc en Pologne, l’épidémie de Sida, pour se concentrer sur ses personnages. C’est le temps des illusions, des projets, des espoirs, des études et des premières amours. On devine assez vite que chaque personnage va incarner un aspect de la vie sociale : politique, économique, artistique et culturel. Mais j’ai trouvé ça très convenu, bourré de clichés, parfois à la limite de la caricature : le père de Rodolphe est un communiste borné, celui de Paul un petit-bourgeois réac. Tout, d’une manière générale est très binaire dans cette première partie : les riches et les pauvres, la droite et la gauche, les bons et les méchants. Peut-être parce qu’on est très binaire quand on a vingt ans ?
Il faut donc avoir le courage d’atteindre la deuxième partie (2009 : Sarkozy président, crise économique mondiale sans précédent) où, enfin, le roman se déploie réellement et les personnages prennent toute leur profondeur. Ils ont réussi mais peut-être pas autant qu’il l’avait imaginé.
"Il est vrai que trois décennies étaient passés par là. Trois décennies de cauchemar économique, de trahisons, de rêves inaboutis où l'idée même de justice sociale avait été sacrifiée sur l'autel de la performance et de la rentabilité."
Après une carrière politique locale, Rodolphe a enfin réussi à se faire élire député en 2007, mais n’arrive pas à se faire un nom et à trouve un projet qui le mette en avant. Tanguy, après une carrière à l’étranger, revient en France pour prendre la direction générale de la branche parfums d’un grand groupe de cosmétiques, mais ne tient qu’à coup d’alcool et de médicaments. Benoit est devenu un photographe très célèbre, mais s’est un peu vendu en acceptant de faire des photos publicitaires. Seul Paul végète, comédien de seconde zone qui change d’amant tous les six mois. Tous sont confrontés à leurs contradictions : Rodolphe a du mal à accorder ses convictions politiques avec le luxe que lui procure son mariage avec une fille très riche, Tanguy commence à voir les limites du libéralisme, Benoit souffre d’un amour impossible et Paul ne peut se libérer du souvenir de son père. Et l’auteur montre parfaitement comment l’argent roi des années 80 a perverti la vie politique, corrompu l’art et transformé l’entreprise en machine à tuer, et comment le discours des communicants a pris le pas sur l'idéologie politique.
Surgit alors la question du bonheur : où se niche-t-il, finalement ? Dans l’amour, dans la gloire, dans la réussite ou dans la famille ? Chacun aura sa réponse.
"Et si le bonheur était constitué justement de la fragile accumulation de secondes aussi merveilleuses que l'était celle-ci ? Nous avions tellement voulu grandir et nous frotter à la vie que nous en avions oublié de préserver la part la plus belle de nous-mêmes : notre innocence."
Albin Michel, 2014. – 688 p.