Existence - Eric Reinhardt
"Mon existence s'est disloquée. A cause d'une réunion accidentelle, qui n'a jamais eu lieu, un virage sur une route de corniche, mon existence a basculé dans un ravin, fini sa course parmi les ronces et les silex d'un isolement total, quelques insectes, où elle repose encore, carbonisée."
Tout avait pourtant bien commencé pour Jean-Jacques Carton-Mercier : bac avec mention très bien à seize ans, école polytechnique, cadre sup à vingt-cinq ans, bel appartement, BMW et joli paquet de stock options, le catalogue complet de ce que la société a coutume de considérer comme les signes extérieurs de la réussite sociale. Réussite, telle était en effet la grande question de la famille Carton-Mercier, pour laquelle le petit Jean-Jacques avait été formaté depuis l'âge de deux ans, à coup de pression scolaire et de parcours balisé. Une réussite qui ne va pas sans quelques dégâts collatéraux : arrogance, mépris des classes populaires, complexe de supériorité.
"Je me tiens devant la caisse tel qu'en moi-même depuis l'enfance, solide, inamovible, taillé dans un gros bloc de marbre, le marbre de mon QI, de mon diplôme, de mon prestige social, de mes principes de vie."
A quarante ans, Jean-Jacques Carton-Mercier est donc un type parfaitement imbuvable, misanthrope, misogyne, tyran domestique qui trace sa vie comme on suit une autoroute. C'est un homme sans affect qui a choisi son épouse sur des critères totalement objectifs, tout comme il a choisi son appartement, tout comme il aurait sans doute choisi ses enfants, s'il en avait eu la possibilité. Il ne croit qu'à la rationalité et son livre de chevet est le Tractacus logico-philosophicus de Wittgenstein.
Jusqu'au jour où survient dans cette existence parfaitement réglée un évènement parfaitement irrationnel, un évènement pour lequel notre héros n'est pas du tout préparé, et qui va bouleverser sa vie.
"Le sentiment que quelque chose d'étrange est en train d'advenir prend forme avec lenteur dans mon cerveau. J'ai l'impression déconcertante que mes repères se dissolvent. Le mouchetage de la porte en aggloméré, gouttelettes noires sur un panneau anthracite, commence à prendre une apparence étrange. Quand, soudain, et pour la première fois, la réalité se met à résister, quand, et pour la première fois, elle semble se dérégler, on se met, et pour la première fois à la considérer. On regarde le réalité."
Cet incident va faire basculer ses certitudes, éclater sa carapace de rigide normalité et disloquer sa vie. Or, cet homme est un pur produit, une vitrine glacée sans existence réelle. Quand sa façade explose, il se trouve confronté à l'angoisse du vide existentiel. Enfermé chez lui, abandonné par sa femme et ses enfants, entre crise d'angoisse et tentative désespérée de se raccrocher au réel, sa pensée se diffracte en plusieurs niveaux de temporalité qui se chevauchent, se percutent, se croisent : des épisodes de sa vie conjugale, des hypothèses farfelues sur les causes de la "catastrophe", un retour sur le jour du désastre. Le monde qui l'entoure tourne peu à peu au tragi-comique où font irruption des personnages décalés, surgissant entre les pages sous forme de photos en noir et blanc, toujours par le biais de l'ascenseur où se cristallise le basculement du réel à l'irrationnel.
Critique d'un système scolaire élitiste et d'un modèle social normatif, ce roman en forme de satire est un petit bijou drôlissime, surréaliste et parfaitement jouissif, qui offre un complément parfait au Moral des ménages.
Du même auteur : Demi-sommeil (1998) - Le Moral des ménages (2002) - Le système Victoria (2011) - L'amour et les forêts (2014)
Stock, 2004 ; Folio 2013. - 288 p.