Ressources inhumaines - Frédéric Viguier
Rentrée littéraire 2015
"Car comment qualifier une vie que l'on consacre à guetter, dans le regard des autres, ce que l'on espère représenter, et sans cesse gommer, corriger et modifier des attitudes, des gestes et des postures, dans le seul but d'être acceptée et non pas d'être aimée…? Aimée pour ce que l'on est."

C'est une jeune fille sans grande personnalité, sans compétences, sans talent, qui cherche un stage. Elle en trouve un dans l'hypermarché de sa ville de province. Un hypermarché, c'est une ville dans la ville : 15 000 m2, des centaines d'employés, des milliers de clients, des dizaines de rayons et une hiérarchie à quatre ou cinq niveaux, dont la seule obsession semble être de na pas se faire piquer sa place. Et cette jeune fille, pourtant si insignifiante, va vite comprendre comment ça fonctionne : coucher avec l'un de ses chefs, dénoncer le deuxième et faire du chantage au troisième. Moyennant quoi, en quelques semaines, elle devient chef à son tour, un poste qu'elle va occuper pendant vingt ans, puisque son objectif n'est pas le pouvoir mais la reconnaissance : un projet qui semble bien sinistre...
"Son but n'était pas d'apprendre, mais de simuler le savoir. Elle n'avait pas l'ambition de progresser, elle voulait arriver. Elle n'avait pas le goût du travail bien fait, elle ne voulait que les lauriers. Elle ne cherchait pas à réussir rapidement, mais rapidement se mettre à l'abri. Elle ne guettait pas le pouvoir pour le conquérir, mais pour le respirer, parce qu'elle éprouvait le besoin d'être acceptée et non celui de dominer."
Je ne connais rien du monde de la grande distribution (la dernière fois que j'ai mis le pied dans un hypermarché j'ai frôlé la crise de panique), mais je me doute bien que ce n'est pas le pays des bisounours. Il m'a pourtant semblé que le tableau qu'en peint Frédéric Viguier était un rien caricatural. D'ailleurs son magasin est un magasin où l'on ne voit jamais les clients et bien peu les employés, et où tout se joue entre les cadres. Ces gens, qui ne sont identifiés que par leur fonction dans l'entreprise, n'entretiennent que des relations de pouvoir, bien peu chaleureuses : mépris et jalousie, arrogance et compromission, méfiance et soumission, des relations à l'image de l'entreprise : inhumaines. Des gens à qui l'on demande d'abandonner leur personnalité à l'entrée du magasin pour en revêtir le costume et l'état d'esprit, et qui semblent n'exister que par et pour leur boulot, un boulot qui semble d'ailleurs complètement dénué de sens.
Et notamment cette femme, donc, pour qui la fonction semble remplacer l'être. Et quand arrive un employé qui décide de rester lui-même (pour le plus grand bien de l'entreprise, d'ailleurs, car comment être inventif et créatif quand tout le monde pense de la même façon ?), c'est toute sa vie qui se fissure. Et la seconde partie du roman est très convenue.
Si Viguier met vraiment le doigt sur cette uniformisation des esprits à laquelle on assiste aujourd'hui dans le monde du travail, son roman est moins le tableau d'une entreprise que le portrait d'une femme qui n'a quasiment rien dans sa vie, en dehors de son job. Un portrait qui fait frémir, même si on n'arrive jamais à s'attacher à cette femme.
Albin Michel, 2015. - 288 p.