Fuck America - Edgar Hilsenrath
Dernier épisode de recyclage (faut pas abuser, non plus !) avec un auteur que j'ai découvert plus récemment que les deux précédents. Edgar Hilsenrath est un écrivain juif allemand, né en 1926, qui a réussi à survivre à l'Holocauste. Toute son oeuvre se nourrrit de sa propre histoire. Ce que j'aime chez lui, c'est sa plume étonnante qui mélange sans cesse drame et comédie, et transforme le tragique en burlesque.
En guise de prologue, ce roman au titre iconoclaste, nous présente une lettre d'une urgence désespérée :
« Très cher Monsieur le Consul Général,
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l'école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Il ne nous reste rien d'autre à faire. Les choses vont encore empirer. Le temps presse. Seriez-vous en mesure, très cher Monsieur le Consul Général, de me procurer sous trois jours des visas d'immigration pour les Etats-Unis ? »
Du fait des quotas d’immigration imposés par les américains aux européens juste avant la guerre, cette lettre reçut une réponse fermement négative, ce qui explique pourquoi, quand Nathan Bronsky, après avoir survécu à la Shoah, débarqua finalement aux Etats-Unis en 1952, ses premiers mots furent « Fuck America ».
Mais le narrateur de ce roman c’est Jacob, son fils. Jacob a vingt-huit ans quand il arrive en Amérique et une seule idée en tête : écrire un livre sur les années du ghetto, seul moyen pour lui de retrouver sa mémoire perdue. Et Jacob découvre qu'il n'est pas facile de vivre en Amérique quand on est un écrivain fauché qui écrit en allemand. C'est en fréquentant une cafétéria juive de Broadway qu'il trouve le titre de son roman : Le branleur. Jacob accumule les petits boulots : serveur, veilleur de nuit, promeneur de chien... L'idéal étant de gagner le maximum de dollars en un minimum de temps pour pouvoir se consacrer à l'écriture. Dans sa quête, Jacob ne fréquente que les laissés pour compte du Rêve américain : clodos, putes, émigrants n'ayant jamais réussi... Jacob est à la fois tricheur, menteur, roublard, voleur parfois, toujours à l'affut de la bonne combine : prendre le bus sans un penny en poche ou dîner dans le plus grand restaurant de New York sans débourser un dollar. Et Jacob pense beaucoup aux femmes, qui lui sont inaccessibles, parce que les femmes américaines n'aiment que les hommes qui ont de l'argent, alors il fantasme sur la secrétaire de direction de son (hypothétique) futur éditeur.
Dans ce roman très autobiographique, à la fois grave et burlesque, Hilsenrath, mélange de Fante, de Bukowski et de Woody Allen, reprend le thème de l'écrivain immigré qui crève de faim. Mais en plus Jacob porte tout le poids de l'Holocauste, la culpabilité du survivant, et l'amnésie de celui qui a traversé l'enfer. Jacob ment à tout le monde et d'abord à lui-même. Hilsenrath nous montre aussi que l'Amérique n'est pas forcément la Terre promise, qu'il n'est pas toujours facile de s'y intégrer. Comme Jacob le confie à un psy imaginaire, ses problèmes sont « les problèmes concrets d'un écrivain inconnu et crève-la-faim, mais surtout les problèmes d'un écrivain allemand d'origine juive dans un pays étranger, un pays qu' [il] ne comprend pas et qui ne [le] comprend pas.» Et d'ailleurs, Hilsenrath à l'image de son héros, a fini par retourner vivre en Allemagne.
Il va sans dire que j'ai adoré ce héros un peu crapule, et la plume un peu loufoque de cet auteur qui fustige le matérialisme et l'avidité de l'Amérique.
Une interview d'Edgar Hilsenrath.
Traduit de l'allemand par Jörg Stickan,
Attila, 2009. (1ere édition 1980) - 292 p.
(Billet publié pour la première fois sur ce blog le 03/09/2009).