Orfeo - Richard Powers
Rentrée littéraire 2015
"How small a thought it takes to fill a whole life."
Peter Els, musicien retraité, s'adonne à ses moments perdus aux joies du génie génétique. Un soir où sa chienne fait une attaque, il appelle le 911 et voit deux flics débarquer chez lui. Ils s'étonnent de la présence d'un laboratoire, même miniature, chez un particulier. Deux jours plus tard, Peter fait l'objet d'une enquête : des questions, des étonnements et la confiscation de son étuve pleine de bactéries. En quelques heures, cette histoire prend des proportions totalement démesurées et Peter fait la une des journaux. Paniqué, et se sentant vaguement coupable, il prend la fuite dans sa vieille Fiat, avec pour tout bagage quelques dollars en poche. Et voilà comment un paisible retraité de soixante-dix ans se retrouve sur les routes, victime à la fois de la paranoïa de ses compatriotes et du Patriot Act qui autorise depuis 2001 le gouvernement américain à "emprisonner des citoyens pour une durée indéterminée sans preuve à charge." L'itinéraire de Peter, d'abord un peu erratique, va le mener sur tous les lieux de son passé et de sa mémoire.
"Nous sommes faits pour l'art, nous sommes faits pour la mémoire, nous sommes faits pour la poésie, ou peut-être sommes nous faits pour l'oubli."
Et nous découvrons peu à peu l'histoire de cet homme qui découvrit la musique presque par hasard à l'âge de dix ans et en fit sa seule raison de vivre. Mozart, Mahler, Messiaen. A dix-huit ans, il tombe amoureux d'une violoncelliste qui lui ouvre les oreilles et des perspectives inattendues. A vingt ans il atterrit dans une université d'avant-garde au nom improbable de Champaign-Urbana, en plein Midwest, où il découvre les derniers délires de la musique expérimentale.
"Tout ce que ma musique a voulu faire, c'est percer le tunnel du Toujours dans le mur du Maintenant."
Il y épouse une soprane et y rencontre Richard Brenner, chorégraphe fantasque et alter ego inspiré qui va le pousser au-delà de ses limites. Les œuvres qu'ils commettront ensemble auront pour nom Les chants borgésiens ou L'immortalité pour les débutants. Une musique si novatrice, si déroutante qu'elle n'attire jamais plus de quelques dizaines d'auditeurs. Peter n'en a cure. Pour lui, la musique est un combat, une révolte et une résistance. Dans ces folles années soixante qui veulent tout déconstruire, il se livre à la "destruction créatrice". Et il sacrifiera tout à son art.
"Démonter cette horloge magnifique et remettre en place ses rouages engrenés est tout ce à quoi il veut passer le reste de son temps. Pour retrouver cette sensation de clarté, de présent, d'ici, varié et vibrant, aussi noble et vaste qu'une grosse planète."
Que j'ai aimé ce personnage et son obsession de la musique, de la compréhension de la musique, son intransigeance totale dans la pratique de son art, qui ne se reniera jamais et ira jusqu'aux limites de la folie. "Son âme était une maison en feu et il devait en sortir." Il ne cherche même pas la beauté, mais la vérité de la musique. Un homme qui ne s'arrête jamais de s'interroger, de chercher, de se battre avec des notes. "L'art était un combat, une lutte éreintante." A travers lui, Richard Powers fait défiler soixante ans d'histoire musicale et d'histoire tout court. Il oppose la permanence de l'art à l'impermanence de la vie, sa futilité, sa fugacité, sa légèreté. Et en contrepoint, il se livre à la critique de la société contemporaine, son consumérisme et son abondance, une société de la terreur et de la surveillance, une société où un citoyen est condamné par les médias sans jugement pour avoir bidouillé un peu d'ADN dans sa cuisine, alors que dans le même temps Monsanto déverse des tonnes d'OGM sur la planète.
"Ayez de la reconnaissance pour tout ce qui coupe encore. La dissonance est une beauté que l'habitude n'a toujours pas détruite."
Il y a une grande cohérence dans l'œuvre de Richard Powers, on retrouve ici tous ses thèmes de prédilection : biologie, chimie et neurosciences. Et que c'est bien écrit ! On en pleurerait tellement c'est beau. Je suis sidérée devant le pouvoir de Powers à faire vivre la musique avec des mots, certaines pages sont si belles qu'on croirait des poèmes en prose, qui racontent, décrivent, illustrent des pièces musicales. L'histoire des Kindertotenlieder de Mahler, la création du Quatuor pour la fin du temps par Messiaen en plein Stalag ou la composition par Chostakovitch de sa 5e Symphonie en réponse à Staline. Powers interroge littéralement la musique, l'essence de la musique, le pouvoir de la musique, ses limites, ses méandres et ses métamorphoses, et c'est totalement vertigineux. Certaines phrases sont comme des diamants qui vous éblouissent, d'autres comme des friandises à savourer.
Quatre cent pages de ravissement absolu.
"Je m'en vais comme l'air. Je me lègue à la poussière. Si tu me veux encore, regarde sous les semelles de tes bottes."
L'avis de Keisha.
Du même auteur : Le temps où nous chantions - La chambre aux échos - Générosité - Gains.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Yves Pellegrin.
Le Cherche-midi, coll. Lot 49, 2015. - 426 p.