Intérieur nuit - Marisha Pessl
Rentrée littéraire 2015
"Sortez de votre chambre fermée, réelle ou imaginaire."

"Etre terrorisé, mort de trouille, était le début de la liberté, le moyen d'ouvrir les yeux face à ce qui, dans la vie, était cru, sombre et sublime, et par conséquent d'apprivoiser nos monstres. En jargon cordoviste, il fallait tuer l'agneau, se débarasser de son moi faible et craintif, donc se libérer des contraintes que nous opposaient les amis, la famille, la société dans son ensemble."
Un cinéaste mythique, que personne n'a vu depuis trente ans, le corps de sa fille retrouvé au fond d'un entrepôt abandonné de Manhattan, un célèbre journaliste d'investigation dont la carrière fut ruinée par le père qui enquête sur la fille : voici les ingrédients de base de ce qui commence comme une enquête classique sur une mort inexpliquée et tourne très vite au thriller métaphysique et haletant, qui nous balade des rues de Manhattan aux forêts des Adirondacks, et où l'auteure n'en finit plus d'explorer les limites de la vérité et la frontière floue entre le réel et la fiction. Pour accentuer le mélange des genres, le roman mêle récits de témoins plus ou moins fiables, articles de journaux et compte-rendus d'enquête.
"La vérité sur ce qui nous arrive en ce bas monde ne cesse d'évoluer. Toujours. Ca ne s'arrête jamais. Parfois même après la mort."
Peu à peu se dessine un portrait ambigu de la victime, jeune femme intrépide, pianiste talentueuse, à la fois mystérieuse et envoutante, dont la biographie est semée de mystères. Ange ou démon ? Issue d'une famille qui cristallise tous les fantasmes, une famille qui paraît singulière : brillante et maléfique, enchanteresse et diabolique, géniale et tourmentée. Une famille où l'on ne vit que dans l'instant, où l'on brûle son existence dans toutes les audaces, créatives ou comportementales. Des gens qui vous crament quand on les approche, et vous laissent cicatrices et souvenirs impérissables. Magie noire pour la fille, films d'horreur pour le père. Ou bien tout cela n'est-il que trucage, manipulation et mystification ?
"La menace que l'on sent mais qu'on ne voit pas, nourrie par l'imagination, cette menace-là est éprouvante, écrasante. Elle vous détruit avant même que vous ayez quitté votre chambre, votre lit, avant même que vous ayez ouvert les yeux et respiré."
Qu'est-ce que la vérité ? Tel est le sujet du roman. Où se trouve la limite entre le rêve et la réalité, entre le vrai et le faux, entre la magie et le trucage ? Le monde des Cordova est-il un monde d'illusions, de sortilèges ou de brutalités ? Même Scott, le journaliste hyper pragmatique qui ne croit qu'au rationnel, finira par être happé par ces mystères : a-t-il été envouté, s'est-il lui-même aveuglé, est-il captif d'un film de Cordova ou prisonnier de son incapacité à rêver ? L'auteur n'en finit plus de retourner la situation comme un gant et nous balade du monde réel réel au monde imaginaire d'un claquement de doigt ou d'une pirouette narrative, nous poussant à mettre en doute sans cesse ce que nous voyons, ce que nous croyons, ce que nous percevons.
Un roman brillant, mené d'une main de maître, à la plume alerte et mordante, qui sème le trouble et la terreur.
"Souverain : le caractère sacré de l'individu, se considérer comme un être d'élite, puissant, autonome, arracher son autorité des mains de la société. Implacable : ne jamais oublier que sa propre mort est inéluctable, ce qui signifie qu'il n'y a aucune raison de ne pas êre féroce, aujourd'hui, dans sa vie. Parfait : comprendre que la vie et l'instant présent constituent un idéal absolu. Pas de regret, pas de culpabilité, car même si vous vous retrouvez coincés, ce n'est qu'un cocon dont il faut s'extirper - et libérer sa vie."
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Clément Baude.
Gallimard, coll. Du monde entier, 2015. - 720 p.
Ce roman est ma participation au Pavé de l'été de Brize.
