Loin de la foule déchaînée - Thomas Hardy
"Je ne peux pas réfléchir en plein air, toutes mes pensées s'envolent."
La campagne anglaise dans les années 1870 : des vallons verdoyants, des collines boisées, des ruisseaux murmurants et des troupeaux de moutons. Après des années de labeur, le berger Gabriel Oak a réussi a acquérir son propre troupeau sur lequel il veille avec un soin jaloux. La première fois que sa route croise celle de la jeune Bathsheba Everdene, c'est pour la surprendre dans un geste de suprême coquetterie : la belle se mire dans un miroir. Il la catalogue illico dans le rayon des vaniteuses, mais n'en tombe pas moins très amoureux. Il lui faudra peu de temps pour se hasarder à faire une demande en mariage et encore moins de temps pour essuyer un refus net et catégorique.
"Il aurait désiré lui faire connaître ses sentiments, mais se savait aussi peu capable de les enfermer dans les grosses mailles du langage que de retenir un parfum dans un filet."
Puis la situation du jeune homme change du tout au tout. Il perd son troupeau et le voici à nouveau obligé de se placer comme berger. La fortune de Bathsheba subit un mouvement exactement inverse : l'orpheline hérite de son oncle et se retrouve maîtresse d'une coquette ferme. C'est chez elle que Gabriel trouve finalement un emploi. Bathsheba, qui décide de mener elle-même ses affaires, devient vite l'objet des attentions de tout le voisinage qui admire autant sa grande beauté que son indépendance. Une jeune personne qui n'a pas froid aux yeux et va se livrer à une plaisanterie innocente qui aura des conséquences inattendues…
"En règle générale, la seule supériorité tolérable chez une femme est celle qui s'ignore ; néanmoins une supériorité consciente d'elle-même peut quelquefois plaire à l'homme en lui suggérant la possibilité de se l'approprier."
Le moins que l'on puisse dire, c'est que ce roman ne manque pas de péripéties, même si tout tourne autour de l'éventuel mariage de Bathsheba. Se mariera-t-elle ? Personne n'en doute. Mais avec qui, et dans quelles circonstances ? Tel est l'enjeu du roman. Et le romancier ne se gêne pas pour bousculer tant et plus son héroïne, très beau personnage, volontaire et romanesque. Plusieurs prétendants vont se succéder, incarnant différentes formes d'amour : romantique, passionnel, sensuel. Tout cela dans une atmosphère très bucolique qui m'a beaucoup plu : paysages campagnards, passage des saisons, longues échappées poétiques vers le ciel et les nuages. Tout le roman est rythmé par les travaux des champs et les épisodes les plus marquants ont pour décor une scène champêtre.
Elle n'est pas très sympathique au départ, Bathsheba, trop orgueilleuse peut-être, trop déterminée, peu empathique. Mais on s'y attache, on la comprend, on la plaint, on la trouve bien bête (elle aussi se trouve un peu sotte, d'ailleurs, mais il est déjà trop tard), et on la voit commettre erreur sur erreur et sacrifier sa liberté à sa vanité. L'auteur semble vouloir nous dire que l'amour est bien souvent une illusion qui nous mène droit dans les mur, à l'image des moutons de Gabriel qui se sont bêtement laissés entraîner dans un gouffre. Mais pour que cette histoire n'ait pas l'air trop dramatique, il la peuple de beaux personnages secondaires qui dessinent un tableau presque idyllique de la vie rurale, auquel s'opposent la complexité de l'âme humaine, les abîmes de l'orgueil et les tourments de la passion.
"Il est difficile à une femme d'exprimer ses sentiments dans un langage presque entièrement formé par les hommes pour exprimer les leurs."
Un roman à la fois sombre et lumineux qui réserve un dénouement surprenant... et très moral.
Traduit de l'anglais par Mathilde Zeys.
Editions Archipoche, 2015 (1e éd. 1874). - 500 pages
Lu dans le cadre du Mois anglais de Lou, Titine et Cryssilda.