Le principe - Jérôme Ferrari
« Ce qui compose la substance du monde n’est pas matériel. »
En 1932, un jeune physicien allemand, Werner Heisenberg, obtient le prix Nobel de physique pour avoir posé les bases de la mécanique quantique. Soixante ans plus tard, un jeune étudiant en philosophie, un brin arrogant, rate un examen pour avoir négligé l’étude d’Heisenberg. Il en gardera toute sa vie une fascination pour le physicien dont il entreprend de nous livrer la biographie, sous la forme d’une longue épître mêlant affectueuse vénération et douce ironie.
Que les lecteurs allergiques aux sciences dites « dures » ne prennent pas leurs jambes à leur cou aux mots de quantique, d’atome et de théorème : la physique quantique n’est pas l’objet de ce livre. L’objet de ce livre, ce sont les deux pôles entre lesquels l’humanité ne cesse de balancer depuis toujours : violence et beauté. L’objet de ce livre, c’est un homme qui fut follement épris de beauté sous toutes ses formes, qu’elle s’exprime dans un paysage de montagnes et de lacs ou dans une chaconne de Bach, et qui fut confronté à l’extrême violence du XXe siècle : nazisme, holocauste, bombe atomique. Le troisième pôle de ce livre, c’est le langage, qui peine bien souvent à traduire la réalité du monde.
« Vous étiez si peu naïf qu’il vous était impossible de croire que toute la réalité du monde se laisserait un jour apprivoiser par les concepts familiers du langage des hommes, vous saviez qu’il faudrait en venir à la cruelle nécessité d’exprimer, comme le font les poètes, ce qui ne peut l’être et devrait être tu. »
C’est parce qu’Heisenberg prit conscience, un matin d’illumination sur l’île d’Helgoland, que le langage était impuissant à décrire la beauté du monde qu’il comprit aussi que le langage de la physique classique était inadapté à expliquer les phénomènes atomiques ; il fallait inventer un nouveau langage, ce fut la physique quantique et le principe d’incertitude (que j’aime ce concept…). Mais le destin de tout langage est d’être tordu, violé et dévoyé. La guerre est venue qui a perverti la physique quantique pour en faire naître la bombe atomique ; et, soixante plus tard, du lieu d'où nous écrit ce narrateur qui n’est plus ni si jeune ni si arrogant, les financiers ont dévoyé les mathématiques pour fabriquer une autre forme de bombe qui nous a explosé en pleine face en 2008.
Ce que raconte Jérôme Ferrari, une nouvelle fois, mais de façon beaucoup plus subtile que dans son précédent roman, c’est cet éternel recommencement de l’histoire qui veut que l’homme n’en finit jamais de dévaster tout ce qu’il bâtit. Heureusement, il nous reste, encore et toujours, la transcendance de la beauté. Et pour approcher la transcendance de la beauté, il faut lire ce roman, qui est justement écrit dans une langue si superbement élégante et ciselée qu'elle vous donnera des frissons.
« Dans ce lieu secret, qui n’est même pas un lieu, les contradictions s’abolissent en même temps que les images et leur chair familière ; il n’y demeure aucun vestige du monde que le langage des hommes peut décrire, aucun lointain reflet, mais seulement la forme pâle des mathématiques, silencieuse et redoutable, la pureté des symétries, la splendeur abstraite de la matière éternelle, toute cette inconcevable beauté qui attendait depuis toujours de se dévoiler à vos yeux. »
Cuné en parle ; Dominique aussi.
Du même auteur :
Actes Sud, 2015. – 164 p.
Et je l'ajoute aux pépites de Galéa (en précisant que c'est un livre que j'ai acheté en librairie).