Faire l'amour - Jean-Philippe Toussaint

Publié le par Papillon

"Le jour se levait, et je songeais que c'en était fini de notre amour, c'était comme si je regardais notre amour se défaire devant moi, se dissiper avec la nuit, au rythme quasiment immobile du temps qui passe quand on en prend la mesure."

 

 

Contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, ce roman est le récit d'une rupture. Ou plutôt d'une séparation, version plus douce de la rupture. C'est le moment d'un couple qui se défait, ce moment où l'on sait que l'on n'aime plus, tout en aimant encore, où la vie à deux n'est plus possible, mais la vie en solo pas encore vraiment envisageable. Le couple en question est en voyage au Japon. Elle, Marie, est une artiste, styliste, qui vient exposer ses œuvres. Lui, le narrateur, aussi peu identifié qu'elle est, elle, suridentifiée, n'est qu' un accompagnateur, son compagnon qui ne le sera bientôt plus, puisqu'ils savent bien tous les deux que leur histoire est finie. Ils sont dans un décalage horaire, culturel, linguistique qui symbolise ce qui est en train de leur arriver au plan de l'intime : quitter un territoire connu (le couple, l'amour, la vie à deux) pour un territoire inconnu (la vie sans l'autre). On les voit faire l'amour pour la dernière fois, tragiquement désaccordés. On les voit errer dans les rues de Tokyo, ensemble mais déjà désunis, complètement décalés par rapport au monde qui les entoure et à la neige qui tombe en cette nuit d'hiver tokyoïte, alors qu'une secousse de tremblement de terre vient mettre l'univers à l'unisson de leur vie intime.

 

"Et, jouissant de ce point de vue imprenable sur la ville, je me mis alors à l'appeler de mes voeux, ce grand tremblement de terre tant redouté, souhaitant dans une sorte d'élan grandiose qu'il survînt à l'instant devant moi, à la seconde même, et fît tout disparaître sous mes yeux, réduisant là Tokyo en cendres, en ruines et en désolation, abolissant la ville et ma fatigue, le temps et mes amours mortes."

 

Jean -Philippe Toussaint décrit avec beaucoup de sensibilité et une précision chirurgicale les vertiges du désamour, dans un roman bourré de moments de grâce : de longs panoramas nocturnes sur Tokyo, une baignade aérienne, des errances urbaines, des caméras qui révèlent, des troubles qui s'installent. Tout ce que ces deux là n'arrivent plus à se dire ce sont leurs corps qui l'expriment : larmes, frissons, vomi, vertige. Il y a quelque chose d'absolument déchirant dans ce roman, d'autant que les moments les plus intenses frôlent parfois le burlesque. C'est beau, c'est triste, c'est d'une justesse infinie, sans pathos ni poésie, mais avec des trouvailles narratives qui illustrent combien tout ramène sans cesse cet homme vers cette femme qu'il veut fuir. C'est un texte porté par une plume minimaliste, entièrement centré sur les sensations des personnages, et qui les renvoie au lecteur, qui se trouve bouleversé par cette histoire qui n'est pas la sienne, mais un peu quand même. J'ai été submergée par ce qui se dégage de ce texte (que j'ai en grande partie lu à haute voix, une fois de plus), une déchirure douloureuse et irréversible, à laquelle le monde est absolument insensible, tout en en devenant le miroir.

 

"Mais rompre, je commençais à m'en rendre compte, c'était plutôt un état qu'une action, un deuil plus qu'une agonie."

 

 

Editions de Minuit, 2002. -180 p.

 

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I
Bonjour,<br /> <br /> J'avais moi aussi été séduite par l'écriture de Jean-Philippe Toussaint. Certains passages sont d'une beauté... et la suite est à l'avenant.
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P
J'ai déjà le suivant dans ma pile, très hâte de retrouver sa plume !
C
Ton billet est magnifique !
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P
Merci ! Le livre m'a beaucoup plu, je vais bientôt lire la suite tellement cet univers me plaît.
C
son écriture m'avait déstabilisée.
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P
Je me suis totalement laissée emporter. Ce narrateur un peu désespéré mais qui ne veut pas se l'avouer, m'a beaucoup touchée.
A
C'est un auteur qui ne m'attire pas du tout, sans que je comprenne vraiment pourquoi.
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P
Pourtant je pense que tu pouraus aimer cete plume minimaliste toute en sensibilité. J'ai eu envie de le lire parce que c'est l'auteur contemporain préféré d'Eric Reinhardt. J'avais quelques réticences, et je ne m'attendais pas du tout à aimer autant.
Y
La série avec Marie est absolument magnifique, il me reste Nue à lire
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P
Si tout est dans la même veine, en effet, ce doit être un régal. Je vais bientôt attaquer Fuir.
Y
Tres beau billet qui donne envie :-)
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P
Je ne l'avais pas lu depuis ses touts débuts et c'est très différent. Beaucoup aimé. Et, en plus, le Japon en arrière plan... Envie dd prendre le premier vol en partance pour Tokyo...