L'imposteur - Javier Cercas

Publié le par Papillon

Rentrée littéraire 2015

 

"Le passé ne passe jamais, il n'est même pas le passé - c'est Faulkner qui l'a dit - il n'est qu'une dimension du présent."

 

 

Pendant des années, Enric Marco fut un héros de l'histoire espagnole : combattant de la guerre civile, résistant antifranquiste, déporté en Allemagne et interné au camps de concentration de Flossenburg. A ce titre, il donna des dizaines de conférences dans les écoles et les lycées, répondit à des questions sur des plateaux de télévision ou dans des colloques. Ce qui le conduisit à occuper successivement les fonctions de président d'un grand syndicat, de vice-président d'une fédération de parents d'élèves, et surtout de président de l'association de Matthausen, l'association des survivants espagnols des camps de concentration. Au fil des ans, il était ainsi devenu le témoin que l'on convoquait quand on voulait évoquer l'Holocauste. Mais, en 2005, un obscur historien démontre que Marco n'a jamais été interné à Flossenburg. S'il est parti en Allemagne en 1941, c'était comme travailleur volontaire et, s'il a bien été emprisonné, c'était à la prison de Kiel et pour un crime de droit commun. A la découverte de cette imposture, le scandale est retentissant et planétaire : le héros Marco devient le salaud, le menteur, le bouffon.

 

Dès 2005, Javier Cercas envisage d'écrire un livre sur ce personnage, mais il hésite. L'entreprise lui parait délicate (on va croire qu'il cherche à justifier l'injustifiable), difficile (peut-on écrire l'histoire d'un menteur ?) et risquée (ne va-t-il pas découvrir sur lui-même des choses qu'il n'a pas envie de savoir, lui qui sait que tout romancier est forcément un menteur ?) Il rencontre Marco une première fois et le trouve antipathique : le vieil homme, qui malgré son grand âge déborde d'énergie, est bouffi d'orgueil et se complet dans l'auto-justification. Certes, il a menti, mais c'était pour la bonne cause : garder vivante la mémoire de l'Holocauste. Cercas renonce, écrit d'autres livres, mais l'idée de Marco ne le quitte pas. Finalement, il passe à l'acte en 2012, un peu sous la pression de son fils qui trouve le vieux menteur "génial" : n'a-t-il pas réussi, en effet, à tromper tout le monde pendant des années : journalistes, politiques, et même universitaires ? Plus fort que Don Quichotte, autre grand héros hispanique (fictionnel, celui-ci) qui fit de sa vie un roman, et auquel Cercas ne cesse de comparer Marco. Car c'est de cela qu'il s'agit, avec ce personnage de menteur et de falsificateur : faire de sa vie un roman, devenir "le romancier de soi-même".

 

La grande intelligence de ce livre (que j'ai du mal à appeler roman, pour ma part, tant il tient à la fois de l'enquête, du récit, de la biographie, de l'essai, voire de la théorie littéraire), est que l'auteur y fait alterner deux récits : d'un côté, la genèse du livre, les recherches menées autour de Marco, les rencontres avec les témoins, la fouille des archives ; de l'autre côté, la vie de Marco telle que Cercas a réussi à la faire émerger derrière le fatras de mensonges. Par le biais de ses investigations, qui tiennent tantôt de l'enquête de police, tantôt de la recherche historique, et tantôt de la psychanalyse, Cercas découvre que, dans la biographie officielle de ce pseudo-héros, tout est faux (jusqu'à sa date de naissance) mais soigneusement entremêlé de vrai. Patiemment, Cercas parvient à faire avouer le menteur, qu'il qualifie de "roublard, sacré charlatan, embobineur hors pair". Parallèlement, l'étude du "cas Marco", lui permet de mener toute une réflexion sur la vérité et le mensonge (convoquant Platon, Montaigne et Kant), sur la fiction et le réel (allant jusqu'à comparer son "héros" à des héros tout à fait fictifs, comme Fabrice del Dongo ou Piotr Bezoukhov), sur la création romanesque, sur la mémoire et l'histoire. Et c'est ce qui rend ce livre absolument passionnant.

 

"Comme Marco, le romancier invente une vie fictive, une vie hypothétique, pour cacher sa vie réelle et pour vivre une vie différente, pour traiter les hontes et les horreurs et les insuffisances de la vie réelle et les transformer en fiction, pour se les cacher et les cacher aux autres, pour éviter d'une certaine façon de se connaître ou de se reconnaitre (...) Comme Marco le romancier ne crée pas cette fiction à partir du néant : il la crée à partir de sa propre expérience ; comme Marco, le romancier sait que la fiction pure n'existe pas et que, si elle existait, elle n'aurait aucun intérêt et personne n'y croirait, parce que la réalité est la base et le carburant de la fiction ; comme Marco, le romancier fabrique donc ses fictions en maquillant et en déformant la vérité historique ou biographique et en mélangeant des vérités et des mensonges, ce qui a réellement eu lieu avec ce qu'il aurait aimé qui ait eu lieu ou ce qui lui aurait paru intéressant ou passionnant mais qui ne s'est pas produit."

 

Tout comme Cercas, j'ai commencé par trouver cette fripouille de Marco bien antipathique. Mais, tout comme Cercas, j'ai fini sinon par lui trouver des excuses, du moins par comprendre l'origine de ce qu'il faut bien appeler sa "faille narcissique", car Cercas fait beaucoup appel au mythe de Narcisse pour expliquer le fonctionnement de Marco et celui du romancier, et il établit un parallèle constant entre Marco et le romancier. Sauf que ce qui est toléré dans le cadre du roman (que le romancier nous raconte des fariboles que nous adorons croire), ne l'est pas du tout dans la société. On découvre que la vie de Marco (la vraie, celle qui fut vécue) fut quand même très romanesque : mère folle, naissance dans un asile, père anarchiste, marâtre qui le maltraite, enfance ballotée d'une tante à l'autre, admiration pour un oncle libertaire qui l'entraîne dans la guerre civile du côté des républicains, etc. On comprend ainsi le besoin viscéral d'amour de celui qui fut un enfant très mal aimé. On comprend aussi qu'il fut toujours du côté de la majorité silencieuse (comme beaucoup de monde à l'époque) et que le mensonge lui a permis non seulement de devenir un héros aux yeux de ses concitoyens (et de gagner leur admiration), mais surtout le héros de sa propre vie. C'est par la fiction que l'on devient le héros de sa vie (et là, c'est Nietszche que Cercas convoque).

 

"La réalité tue, la fiction sauve"

 

On peut se demander pourquoi Cercas s'acharne autant à découvrir la vérité sur Marco. C'est parce qu'à travers la vie et les mensonges de ce faux héros, il fait défiler presque un siècle d'histoire de l'Espagne, et essaie d'en dégager une vérité historique. Car on ne peut comprendre Marco et ses mensonges que si l'on comprend l'histoire de l'Espagne, un pays qui est passé quasiment sans transition de la dictature à la démocratie. Pourquoi ce changement radical de régime s'est-il fait sans heurt, sans guerre et sans révolution ? Au prix de l'oubli : pas de procès du franquisme, pas de jugement, pas de réparation pour les victimes. Si, à partir de 1975, Marco a pu commencer à mentir et à se réinventer par le biais d'une fiction, c'est parce que tout le monde en Espagne en faisait un peu autant, tout le monde était bien content d'oublier les années de dictature et de retrouver la liberté et l'expansion économique, quitte à réécrire un peu le passé au passage. Et n'est-ce pas ce que nous faisons tous, tout le temps : réécrire notre histoire personnelle et bâtir la légende de notre propre vie ?

 

"Nous sommes tous des imposteurs et, à notre façon, nous réinventons tous notre passé."

 

Un roman dense, brillant, extrêmement fouillé, où l'auteur décortique, analyse, dépèce la fiction sous toutes ses formes, sans rien nous cacher de ses propres failles.

 

P.S. : Et ce bouquin est le contrepoint absolu du roman de Pessl, qui traite du même thème, sur le mode fictionnel, et qui est truffé de faux documents pour nous faire croire au vrai. Ici  tout est vrai. Cercas écrit un anti-roman avec un personnage bien réel, qui bâtit une fiction que l'auteur s'applique à démonter. Et chaque fois qu'il le peut, Cercas nous livre un document authentique (photo, article, registre officiel) pour nous convaincre de l'imposture de Marco et faire apparaître le vrai sous le faux.

 

Delphine a aimé aussi.

 

Du même auteur : A la vitesse de la lumière.

 

Traduit de l'espagnol par Aleksandar Grujicic et Elisabeth Beyer.

Actes Sud, 2015. 416 p.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Je veux découvrir Cercas depuis un certain temps mais comme je lis en espagnol, je me dis toujours qu'il faut que je le trouve en VO... En tout cas le thème est passionnant. J'aime beaucoup la comparaison avec Don Quichotte, véritable mythe que feu René Girard avait beaucoup analysé, mais aussi avec Fabrice del Dongo et Piotr Bezoukhov car en ce moment je lis (en parallèle !) La chartreuse de Parme et Guerre et Paix... ;-)
Répondre
P
C'est à. la fois érudit et facile à lire. Passionnant
M
Quel billet passionnant qui me pousserait presque à me ruer dans une librairie ou une bibliothèque sur-le-champ ! J'en ai beaucoup entendu parler à la radio (France Culture et France Inter), et la seule chose qui m'a un peu refroidie (j'avais déjà très envie de le lire à sa sortie), c'est que J. Cercas a tenu exactement les mêmes propos à chaque interview, comme s'il avait appris des phrases par coeur.
Répondre
P
Un des meilleurs romans de la rentrée pour moi. Je n'ai pas entendu Cercas en parler, mais ce n'est pas toujours facile pour un auteur de parler de ses livres... Et les journalistes posent souvent les mêmes questions.
F
Je l'ai repéré dans Lire: et je ne l'ai pas encore lu mais je regrette qu'on n'en parle pas ou très peu sur les blogs.
Répondre
P
Oui et c'est vraiment dommage, quel bouquin !
E
C'est tout à fait le genre de sujet et le genre de traitement qui m'intéressent...cette mythomanie très organisée me fascine, je note avec grande impatience!
Répondre
P
Il est vraiment très bien, ce livre-là. D'un côté, la mythomanie de l'imposteur, et de l'autre, toute l'analyse que l'auteur en fait.
T
Les articles que j'ai lus sur ce roman me semblaient très prometteur et brillant. Il est dans la veine des romans documentaires à la "In cold blood". J'ai également très, très envie de lire le Pessl.
Répondre
P
D'ailleurs, il cite "In cold blood" en exemple. Le Pessl, en revanche, est génial dans le genre fictionnel.
L
J'en ai l'eau à la bouche, tu n'imagines pas. Je prévois cette lecture quand j'aurais du temps pour me plonger dedans, pour ne pas être rebutée par sa densité. Et je veux comparer avec le Pessl !!
Répondre
P
Il est dense, mais il se lit super bien. Et je suis certaine que tu vas aimer !
D
Ta conclusion sur le roman de Pessl ne fait qu'attiser mon ardent désir de le lire !<br /> Tu parles très bien de l'immense richesse de ce livre qu'il est certes difficile de qualifier de roman, je suis d'accord avec toi. A moins qu'il ne s'agisse d'un ultime avatar de cette forme littéraire qui ne cesse, en ce début de siècle, de s'interroger sur son statut, ses ressorts et les conditions de sa création. Un bien passionnant sujet de réflexion !
Répondre
P
C'est vrai que le sujet revient beaucoup dans cette rentrée. C'est forcément signifiant, non ? :-)<br /> Le roan de Pessl est un peu different dans le mesure où il n'y est pas question de littérature mais dd cinéma. En tout cas, je serai curieuse d'avoir ton avis !
J
C'est extrêmement ambitieux. Et si en plus l'ensemble est parfaitement maîtrisé, je comprends que tu le qualifies de "brillant".
Répondre
P
Ambitieux : c'est exactement ça et c'est parfaitement réussi, à mon avis.
V
J'ai beaucoup aimé son précédent roman, alors forcément vos deux avis me tentent.
Répondre
P
Là, ce n'est pas vraiment un roman, même si lui met "roman" sur la couverure, mais c'est super bien quand même, mais c'est vraiment un thème qui me passionne !
D
il fait partie de mes intentions de lecteur j'ai aimé ses autres livres qui tous dans leur genre sont excellents
Répondre
P
Je n'avais pas lu Cercas depuis un moment et là c'était vraiment le thème qui m'intéressait et c'est vrai que c'est excellent.