Grace - Paul Lynch
"Nous sommes convaincus que nous décidons de nos vies, mais en vérité nous sommes des vagabonds aveugles qui avancent pas à pas, redécouvrant sans cesse leur propre cécité."
Le jour où sa mère lui coupe rageusement sa magnifique chevelure rousse, Grace ressent une sourde inquiétude. Elle a raison. Nous sommes en 1845 en Irlande, au début de la Grande Famine qui va tuer un million d'irlandais et en pousser beaucoup d'autres à l'émigration. Sarah élève seule ses quatre enfants qu'elle n'arrive plus à nourrir. Si elle arrive encore à payer son loyer, c'est en offrant son corps à son propriétaire. Mais il commence à lorgner sur Grace, l'aînée de la fratrie. Il est temps de l'éloigner. Sarah pense que sa grande fille s'en sortira mieux toute seule. Et voilà Grace vêtue en garçon et jetée sur la route, un matin froid de novembre, alors que Samhain (nom celte d'Halloween) fait rôder esprits et farfadets dans la lande. Grace est encore une petite fille, mais elle est débrouillarde. Elle chaparde le peu qui reste dans les jardins et les champs, dort dans des ruines ou des granges abandonnées, croise son lot de fantômes errants, souffre du froid, de la faim et de la peur, sans jamais renoncer, avec une pulsion de vie assez remarquable.
"C'est donc cela, la liberté. Pouvoir disparaître de la surface de la terre sans que quiconque s'en aperçoive. La liberté, c'est ton âme dans le vide de la nuit."
Magnifique roman que celui-ci, dont la plume m'a totalement bluffée. L'auteur décrit un monde sombre en semant de la poésie à chaque phrase. Le texte est d'une beauté poignante, ne tombant jamais dans le voyeurisme ni le misérabilisme. Grace va cheminer longtemps, souvent seule, parfois accompagnée car il y aura des rencontres et des aventures, des épisodes dramatiques et des moments de grâce. Ses pas lui feront traverser l'Irlande, dans des paysages dévastés où erre une humanité hagarde qui n'a plus rien, confrontée tantôt à la violence, tantôt à l'indifférence. Les semaines succèdent aux jours, et les années aux mois. Elle ne le sait pas, mais c'est à la rencontre d'elle-même qu'elle va. L'auteur mêle avec beaucoup de talent le roman d'apprentissage au roman historique, la fable au portrait d'un pays et d'un peuple en souffrance. Il nous offre une superbe héroïne, que l'on n'oubliera pas de sitôt, tout en nous donnant à voir ce qui nous attend, quand nous aurons fini de saccager cette Terre qui est notre bien commun et nous nourrit.
"Elle pense à la violence qui se tapit dans la végétation d'un fossé, le chien attrape le chat, le chat attrape l'oiseau, l'oiseau attrape l'araignée, l'araignée attrape la mouche, et toutes les créatures se dévorent entre elles, l'homme veut dévorer la femme et on appelle cela la nature."
Traduit de l'anglais (Irlande) par Marina Boraso.
Albin Michel, 2019. - 496 p.