Les enfants de Venise - Luca di Fulvio
"Rappelle-toi : dans notre monde, la vérité est celle qu'écrivent les puissants. En soi, elle n'existe pas."
Il fallait vraiment tout l'enthousiasme de Nicole (partagé par ma bibliothécaire) pour m'inciter à lire ce gros roman historique, alors que je sortais de deux semaines enchantées et bouleversifiantes dans la Russie tsariste.
1515, à Rome. Mercurio est un petit voleur qui vit dans les égoûts et travaille en bande. Avec Benedetta, Zolfo et Ercole, tous orphelins comme lui, il a mis au point un jeu de rôles pour dépouiller les passants. Jusqu'au jour où le vol tourne au drame : Ercole est mortellement blessé et le marchand juif Shimon Baruch laissé pour mort. La petite bande, riche de quelques pièces d'or, doit quitter la ville. Sur le conseil de leur mentor Scavamorto (celui qui les a achetés à l'orphelinat et mis sur le trottoir), ils prennent la route de Venise, la Sérénissime République qui fait rêver le monde par ses richesses et son pouvoir. Sur leur route, ils croisent une troupe singulière : le faux médecin juif Isacco et sa fille Giudetta, qui se sont mis au service de soldats blessés de retour de Marignan (où les vénitiens étaient les alliés des français) commandés par le flamboyant capitaine Lanzafame. Isacco et Giudetta fuient eux aussi (l'Empire ottoman en guerre) et espèrent trouver à Venise une patrie accueillante aux Juifs, qui sont chassés de partout. Ils sont d'ailleurs pourchassés par un moine fanatique qui prêche la destruction de tous les Juifs. Dès leur premier regard, Mercurio et Giudetta tombent amoureux. Mais la vie est rude à Venise, il va leur falloir à tous lutter pour survivre.
"On naît chien ou on naît loup. Si tu es né chien, les coups de bâton auront raison de toi. Si tu es né loup, tu mordras le bâton aussi longtemps qu'il te restera du sang dans les veines."
Formidable roman d'aventures que celui-ci, mais aussi roman d'amour et d'initiation. Car il est question pour ces très jeunes gens de devenir adultes et de trouver leur place dans le monde. Tous sont extrêmement marqués par le fait qu'ils n'ont pas eu de mère, qu'ils sont enfants de la misère et de la rue. Peut-on inverser le destin ? Telle est l'une des grandes questions du roman. Pendant plusieurs mois, on va les suivre et les voir s'affronter au monde cruel qui est le leur. Mercurio, le surdoué du travestissement, va reprendre son métier de voleur, en se mettant sous la protection vénéneuse du prince des bandits, Scarabello, tout en rêvant d'un autre avenir. Benedetta et Zolfo feront d'autres choix, dictés par d'autres motivations. Quant à Isacco, il se verra contraint de conserver son faux habit de docteur pour se mettre au service de ceux et celles qui n'ont plus rien. L'auteur nous rend avec le plus grand réalisme la Venise du Cinquecento, sans foi ni loi, où la vie humaine ne vaut pas cher et un coup de couteau est aussi facilement donné que reçu. On s'y écharpe sans état d'âme, mais on y vit aussi d'étonnants moments de grâce, de partage et de solidarité.
"La vie est simple. Quand elle devient compliquée, ça veut dire qu'on se trompe quelque part. Ne l'oublie jamais. Si la vie devient compliquée, c'est parce que c'est nous qui la compliquons."
Le roman, porté par une belle galerie de personnages, galope à toute allure, des bas fonds aux palais, des canaux aux boutiques, de meurtres en arnaques. Jalousie, trahison, vengeance et sorcellerie, rien n'y manque. On se croirait dans un drame shakespearien, mélange de tragique et de burlesque, tournant autour d'un histoire d'amour incandescente qui doit vaincre tous les obstacles pour s'accomplir. On y découvre toute la géographie baroque et somptueuse de Venise, mais l'on assiste aussi à quelques moments peu glorieux de l'histoire vénitienne : la création du premier ghetto (qui doit son nom au campo del ghetto) où l'on enferme les Juifs, l'épidémie de "mal français" (la syphilis) qui ravage les prostituées vénitiennes, les procès iniques de l'Inquisition. Mais on a la joie d'y voir grandir ces enfants de Venise, surmontant les obstacles pour accomplir leur destin et devenir ce qu'ils doivent être.
"Ça te sert à quoi, l'imagination ? demanda Isacco d'un ton sarcastique, le sourcil relevé.
-- On peut imaginer un monde différent."
Un roman si intense qu'il se lit en apnée et vous laisse orphelin une fois refermé.
Traduit de l'italien par Françoise Brun.
Slatkine & Cie, 2017. - 798 p
Et c'était mon deuxième pavé de l'été.