Un amour impossible - Christine Angot
Rentrée littéraire 2015
"C'est difficile quelquefois d'exprimer certains sentiments. J'aimerais tellement pouvoir exprimer ce que je ressens. Mais les choses intimes sont les plus difficiles à exprimer."
Soyons francs : c'est compliqué de lire Christine Angot. C'est compliqué de faire abstraction du contexte : l'hypermédiatisation de chacun de ses livres, les critiques dithyrambiques ou sarcastiques, la blessure intime qui est au cœur de son œuvre littéraire, le personnage qu'elle joue et qui n'est pas toujours sympathique. Il y a trop de tout autour de Christine Angot. Pour la lire, il faut pouvoir faire abstraction de ce tout et se concentrer sur l'essentiel : le texte. Pas facile, mais j'ai essayé quand même.
Rachel et Pierre se rencontrent à la fin des années cinquante dans une petite ville de province. Elle y vit depuis toujours, lui n'est que de passage. Ils ne sont pas du même milieu social, mais ils s'aiment. Ils sont jeunes, elle est belle, il est intelligent, c'est la passion. Pourtant, il la prévient très vite qu'il ne l'épousera jamais, parce qu'il veut rester libre. "Pour vivre libre il fallait être seul, et seul à savoir qu'on l'était". Mais se dessine, en creux, la différence sociale et culturelle qui les sépare. Ils sont d'accord pour avoir un enfant, mais lui refuse de le reconnaître. D'ailleurs il part, il retourne à Paris, la laissant se débrouiller seule avec sa grossesse et sa réputation. Il ne l'abandonne pas vraiment, il lui propose une vie "en marge", une vie de maîtresse à côté de sa vie à lui. Elle refuse et rompt. Une petite fille naît, Christine, qu'elle élève toute seule. Puis la correspondance avec Pierre reprend. La petite fille voit son père deux ou trois fois en dix ans. Ce que veut Rachel, c'est que Pierre reconnaisse sa fille, c'est faire disparaître cette mention qu'elle juge infamante "née de père inconnu" sur le livret de famille. Christine a quatorze ans quand Pierre finit par céder. Elle commence à passer régulièrement des week-ends avec son père. Jusqu'au jour où elle révèle à sa mère qu'il la viole depuis des années. Et c'est toute sa vie qui s'effrite.
Je ne sais pas trop à quoi je m'attendais, mais certainement pas à être remuée comme je l'ai été avec ce livre que j'ai lu comme un roman, et qui n'est rien d'autre qu'un hymne d'amour à la mère. Je ne crierai pas au génie ni au chef d'œuvre, mais pas à l'imposture non plus. Non, Angot n'est pas hystérique ; oui, elle sait écrire. On peut penser qu'elle bouscule un peu la syntaxe, mais penser aussi qu'elle a une voix singulière ; on peut trouver que son vocabulaire est pauvre, mais trouver aussi que c'est la sobriété qui donne une telle intensité à ce texte. On est à cent lieux de l'apitoiement, du voyeurisme, de l'impudeur. Il y a une petite musique chez Angot qui m'a tout de suite séduite, il y a une atmosphère que j'ai très vite reconnue : celle d'une petite ville de province dans les années 60 et 70 (à quelques mois près, nous avons le même âge, Angot et moi), il y a une sensibilité qui ne peut pas laisser indifférent. Oui, il y a quelque chose d'universel dans cette relation mère-fille. Il y a surtout beaucoup de justesse dans la mise en scène de la complexité des sentiments que l'on éprouve vis-à-vis de ses parents, complexité aggravée chez Angot par l'inceste du père et le silence de la mère.
Il y a surtout dans ce roman la révélation d'une forme de lutte des classes à l'échelle familiale. Jusqu'à l'adolescence, Christine entretient avec sa mère une relation très fusionnelle. Quand elle retrouve son père, elle est béate d'admiration. Il est intelligent, cultivé, parle plusieurs langues et écrit des livres. Il lui ouvre un monde dont elle rêve : celui de la pensée. Elle ne peut s'empêcher de comparer avec l'univers de sa mère qui lui paraît subitement terne et étriqué. Première fracture. La seconde intervient plus tardivement, plus sournoisement : elle ne peut pas pardonner à sa mère de n'avoir rien vu, rien deviné, rien dit. Bien plus tard, elle se réconcilie avec sa mère quand elle comprend qu'elles furent toutes les deux victimes d'un homme lâche et égoïste qui les avaient rejetées pour des raisons sociales.
"Là c'est l'organisation de la société qui est en jeu, à travers ce qui nous est arrivé. La sélection des gens entre eux. C'est pas l'histoire d'une petite bonne femme, aveuglée et qui perd confiance, c'est pas l'histoire d'une idiote, non. C'est bien plus que ça (...) C'est une vaste entreprise de rejet. Social, pensé, voulu. Organisé. Et admis. Par tout le monde. Toute cette histoire c'est ça. Et jusqu'à la fin. Y compris ce qu'il m'a fait à moi."
A lire Angot, on réalise que l'amour n'est pas toujours la plus belle chose qui puisse nous arriver, c'est parfois aussi la plus tragique.
Laure a aimé aussi.
Flammarion, 2015. 218 p.