Edith Wharton - Chez les heureux du monde

Un roman brillantissime. Edith Wharton a un style magnifique. Malgré son ton cruel et ironique, la lire c'est comme sucer un bonbon au caramel, tant son style est élégant et ses dialogues brillants. Elle fait un portrait au vitriol d'une société qui fut la sienne et qu'elle a fuie (par le mariage dans un premier temps, par l'exil ensuite et enfin par l'écriture). Elle nous présente une héroïne belle, intelligente et aimable, qui va finir tragiquement parce qu'elle est entièrement soumise à la tyrannie des apparences et du luxe. Lily est le symbole de la société dans laquelle elle vit et qui finira par se perdre à force de futilité, d'égocentrisme, d'avidité, une société qui tourne en rond sur elle-même. Et pourtant Lily aurait pu être sauvée par sa rencontre avec Lawrence Selden, un jeune avocat impécunieux qui fréquente le même milieu qu'elle, mais sans se laisser prendre à ses mirages. C'est grâce à lui qu'elle voit pour la première fois ses amis tels qu'ils sont : superficiels, incultes et uniquement préoccupés d'eux-mêmes. Le doute surgit chez la jeune femme qui prend conscience que son mariage avec un homme de ce milieu ne serait qu'un long chemin d'ennui et de vacuité. Mais la révolte ne se produit pas et Lily oublie très vite ce qu'elle a entrevu. La suite n'est qu'une lente et inexorable dégringolade sociale et humaine car, par une succession incroyable d'actes manqués, Lily laisse toujours échapper ce qu'elle convoite au moment où elle est sur le point de l'obtenir. Et au fur à mesure qu'elle se dépouille des accessoires dérisoires de sa vie mondaine, elle se montre de plus en plus nue à nos yeux, de plus en plus vulnérable, de plus en plus insipide : cette femme n'a aucune existence personnelle, aucun talent, aucun avenir. Elle est comme une fleur exotique qui n'existe que par sa beauté éphémère : hors de sa serre, elle se fane et dépérit.
Il y a chez Edith Wharton une parenté à la fois avec Jane Austen (Orgueil et préjugés) dans cette peinture sans concession d'une société fermée et avec Henry James (Portrait de femme) dans la finesse de l'analyse psychologique. Mais elle est aussi très moderne et délivre un message qui est plus que jamais d'actualité dans notre société d'hyperconsommation : l'argent est un bon serviteur mais un mauvais maître.
« — Mon idée du succès, dit-il, c’est la liberté personnelle.
— La liberté ?… être libre de soucis ?
— Libre de tout… de l’argent et de pauvreté, de l’aisance et de l’inquiétude, de tous les accidents matériels. Maintenir en soi une sorte de république de l’esprit, voilà ce que j’entends par le succès. »
Trad. de l'américain par Charles Du Bos.
Imaginaire Gallimard, 1981. - 423 p.