Bello, Reinhardt et moi /1
La lectrice que je suis préfère la littérature étrangère et notamment anglo-saxonne à la littérature française. Je me suis souvent prise de passion pour des auteurs américains (de John Fante à Philip Roth, en passant par Paul Auster) dont j'ai lu tous les livres, ou presque, mais rarement pour des romanciers français. Or il se trouve que je suis tombée, à quelques mois d'intervalle, totalement en amour pour l’œuvre de deux écrivains français : Éric Reinhardt et Antoine Bello, deux écrivains contemporains, a priori totalement différents.
Antoine Bello Éric Reinhardt
Qu'est-ce qui fait que l'on aime ou pas un roman, qu'on le dévore (car il y a parfois quelque chose qui tient du cannibalisme dans cette aventure qu'est la lecture d'un livre), qu'est-ce qui fait qu'on aime un auteur, qu'on sente en lui un ami potentiel, qu'on entende dans ses textes une voix, qu'on vive une forme de communion avec un romancier ? Ce sont des questions qui m'interpellent depuis très longtemps. Il y a bien sûr le talent de l'artiste : inventer une belle histoire et savoir la raconter, mais parfois il y a un peu plus que cela. Il y a des lectures qui sont comme des rencontres.
"Que chaque rencontre soit comme un rêve qu'on aurait fait, on se réveille de ce rêve et on repart dans notre vie. Et le rêve n'a aucune autre incidence sur notre vie réelle que le souvenir qu'on en conserve, et qui nous enrichit de quelque chose de plus, de très précieux, qu'on ne perdrait pour rien au monde." Eric Reinhardt1
Et donc si j'ai décidé de disséquer un peu (beaucoup) mon admiration pour ces deux auteurs, c'est autant pour eux, pour leur rendre hommage, que pour moi, dans une tentative d'élucidation personnelle. On pourrait penser qu'après douze ans de psychanalyse j'ai un peu fait le tour de la question, mais on n'en finit jamais de faire le tour du tour de la question (ou alors, c'est qu'on est mort).
« Parfois monter un escalier est la seule façon de savoir où il mène. » Antoine Bello2
Antoine Bello dit qu’il écrit pour "se comprendre"3 et Éric Reinhardt "pour savoir qui il est"4. Moi, je lis pour savoir qui je suis (et comprendre le monde), comme dans le célèbre adage : "Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es."
Bien que les connaissant tous deux de réputation depuis des années, je n’ai réellement découvert ces deux romanciers que grâce à leurs plus récents ouvrages: Éric Reinhardt en octobre 2014, avec L'amour et les forêts, Antoine Bello en avril 2015 avec Les producteurs, mais ils écrivent tous les deux depuis plus de vingt ans, et si on jette un œil sur leurs biographies et leurs bibliographies, on y trouve quelques parallèles intéressants.
Ils sont de la même génération : Reinhardt est né en 1965 et Bello en 1970. Ils ont tous les deux fait des études commerciales, assumées pour Bello (HEC, 1991), beaucoup moins pour Reinhardt qui raconte dans Cendrillon qu'il aurait préféré étudier la littérature ou la philosophie. Ils sont tous les deux passés par le monde de l'entreprise, Bello en créant la sienne, en France puis aux USA, Reinhardt en tant qu'éditeur d'art pendant des années. Donc, pendant que l'un se consacrait à la gestion de son entreprise (entièrement dédiée au texte et à l'écrit5), l'autre se passionnait pour la création contemporaine (théâtre, danse, architecture, arts plastiques).
Antoine Bello : « Avec le recul, je ne comparerais pas la création d’entreprise à la création littéraire. (…) Mais l’entrepreneur est un démiurge à sa façon : avant lui, il n’y avait rien ; après, il y a quelque chose. Il n’est jamais content, cherche constamment à s’améliorer, à acquérir des compétences nouvelles. C’est, selon moi, une des rares figures héroïques qui nous restent. »6
Éric Reinhardt : « Ça m’a beaucoup enrichi, pendant des années, de faire ce travail d’éditeur de livres d’art, parce que ça m’a mis en relation avec des artistes passionnants, d’autres disciplines, et ça, c’est quelque chose qui est très important pour moi. Je me nourris beaucoup des autres arts. »7
Sur le plan littéraire, ils ont des carrières très parallèles : ils ont tous les deux publié leur premier roman en 1998, ils ont tous les deux trouvé la notoriété en 2007, Reinhardt avec Cendrillon, Bello avec Les Falsificateurs, premier volet de la trilogie du CFR. Ils ont tous les deux reçu le Prix Télérama/France Culture : Bello en 2009 pour Les Éclaireurs, Reinhardt en 2015 pour L'amour et les forêts. A ce jour, Bello est l'auteur de sept romans et un recueil de nouvelles, Reinhardt de six romans et une pièce de théâtre. Et, petit détail qui me réjouit totalement : ils ont tous les deux publié une nouvelle dans le recueil collectif Onze, édité en 1999 à l'initiative des Inrocks : Déposition de Reinhardt, et L'actualité de Bello (recueil épuisé depuis longtemps, mais sur lequel j'ai quand même réussi à mettre la main grâce à la fantabuleuse Erzie que je remercie). J'ai donc la chance d'avoir dans le même bouquin les deux écrivains qui me fascinent le plus en ce moment, et comme par hasard, les deux nouvelles en question sont extrêmement révélatrices de leurs univers respectifs, à la fois contradictoires et complémentaires.
Leurs bibliographies principales (les liens mènent vers mes billets)
Antoine Bello : Les Funambules, nouvelles (1996) - Éloge de la pièce manquante (1998) - Les Falsificateurs, CFR/1 (2007) - Les Éclaireurs, CFR/2 (2009) - Enquête sur la disparition d'Émilie Brunet (2010) - Matéo (2013) - Roman américain (2014) - Les Producteurs, CFR/3 (2015)
Éric Reinhardt : Demi-sommeil (1998)- Le Moral des ménages (2002) - Existence (2004) - Cendrillon (2007) - Le Système Victoria (2011) - Élisabeth ou l'équité, théâtre (2013) - L'amour et les forêts (2014).
Au premier abord, tout oppose ces deux écrivains qui incarnent deux versants totalement différents de la littérature : Bello et Reinhardt, c'est un peu le jour et la nuit, la glace et le feu, le public et l'intime, la droite et la gauche, le monde et la France, l'endroit et l'envers, l'imagination contre l'introspection.
"Voilà pour les grandes lignes ; la réalité est évidemment un peu plus complexe" Antoine Bello8
Ils ont en fait beaucoup de points communs : l’intelligence, l'idéalisme, l'empathie, un certain humanisme et beaucoup d'humour. Malgré leurs styles très différents, ils provoquent tous deux le même vertige sur le lecteur. Ils font tous les deux un état des lieux du monde dans leurs romans, quoique sous des angles fort différents. Leurs visions du monde, dénuées de tout manichéisme, ne diffèrent pas tant que ça. Loin d'être divergentes, elles sont complémentaires. Et, au final, par des véhicules et des chemins différents, ils arrivent quasiment au même point.
L'un (Reinhardt) est un grand styliste de la langue et manie une plume très flamboyante, très inspirée de la poésie symboliste du XIXe siècle (il est fou de Mallarmé). L'autre (Bello), dont on dit qu'il adore les chiffres9 et qui revendique une admiration pour Fictions de Borges10, privilégie l'efficacité et le pragmatisme, et préfère la virtuosité de la construction narrative à la virtuosité stylistique.
Reinhardt est un grand sensible qui privilégie l'univers des sensations (et donc des arts), Bello est un cérébral qui privilégie la réflexion et l'intellect (et donc les jeux de l'esprit). L'un a un imaginaire foisonnant et peuple ses romans de signes et de symboles11, l'autre possède une imagination qui semble sans limite.
Autant la plume de Reinhardt est bavarde, analytique, introspective, autant celle de Bello est factuelle et précise. Chez Reinhardt on est dans l'intériorité, la psychologie, les souvenirs, c'est une écriture du ressenti et du réfléchi. Bello ne s'intéresse pas à l'intériorité de ses personnages, ni à leur psychologie. Il pratique une écriture de l'action et de la parole, sans doute un héritage d'Ubiqus5.
Et pourtant, tous les deux créent chez le lecteur le même sentiment de vertige. Chez Reinhardt, le vertige est sensoriel, chez Bello, il est intellectuel. L’un parle au corps, l’autre à la tête. Chez Reinhardt le vertige est provoqué par toutes les sensations que sa plume très introspective fait naître chez lecteur, ainsi que par l'usage très particulier qu'il fait de la typographie. Chez Bello le vertige est provoqué par des constructions intellectuelles très sophistiquées, des mises en abyme, des trompe-l’œil, des jeux de miroir, des énigmes et le mélange affolant du vrai et du faux.
Tous deux établissent un contrat de lecture implicite avec le lecteur : Bello lui propose de faire fonctionner ses « petites cellules grises » et Reinhardt cherche à lui faire vivre une expérience sensorielle.
Antoine Bello : « Je pense que le lecteur doit bosser. Quand on est lecteur, il faut travailler un peu, c’est plus drôle. Si on met de soi, c’est plus intéressant. On s’engage, on vit une expérience plus forte. Je me rends compte que la place dévolue au lecteur est de plus en plus importante dans ce que j’écris. »12
Éric Reinhardt : « Je voudrais que mes livres soient comme des sortilèges, que leur pouvoir relève de la magie, de l’envoûtement, de la possession (…). Ce qui suppose du lecteur qu’il accepte de se soumettre à l’épreuve du texte (…). Etre réceptif à tout prix : voilà le principal. »13
Et c'est sans doute cet effet de vertige qui rend la lecture de leurs livres si addictive, ce sont des univers qui agissent comme des vortex, aspirant le lecteur.
Par ailleurs, tous les deux se renouvèlent beaucoup d’un roman à l’autre, et jouent énormément sur la forme romanesque.
Pour Reinhardt, c’est même la forme qui doit faire sens. « C’est par la forme qu’on dit les choses les plus puissantes ! »14. Dans Demi-sommeil, il mélange deux temporalités pour faire vivre au lecteur le malaise existentiel de son héros, Le Moral des ménages n’est qu’un long monologue rageur où il règle des comptes, dans Existence il joue constamment sur différents niveaux de conscience et se glisse dans le texte sous les déguisements les plus divers pour rendre fou son héros, dans Cendrillon, il croise quatre voix narratives pour mettre en scène sa propre complexité, dans Le Système Victoria, il conçoit un roman entièrement métaphorique où l’avidité du capitalisme moderne s’incarne dans une passion sexuelle, et dans L’amour et les forêts il donne à voir le roman et la genèse du roman, tout en multipliant les points de vue pour donner l’image la plus complète possible de son héroïne.
Bello, lui, aime les romans composites (le roman puzzle : Eloge de la pièce manquante, le roman à deux voix : Roman américain), les romans qui détournent les codes (le faux polar : Enquête sur la disparition d’Emilie Brunet), les romans qui multiplient les histoires dans l’histoire (la trilogie des Falsificateurs). Il aime concevoir des romans qui mélangent tous les formats : articles de journaux, journaux intimes, compte-rendus de réunions, courriers, etc. Cette complexité n’est jamais gratuite. Sous ce qui peut apparaître comme des exercices de style, se cache généralement une énigme à l’adresse du lecteur. Bello fait le pari d’un lecteur intelligent qui doit écrire son propre livre. Ses romans comportent souvent plusieurs niveaux de lecture, le plus caché étant généralement le plus signifiant.
Tous les deux surprennent sans cesse le lecteur et le tiennent en haleine en jouant constamment sur tous les registres de la langue : lyrique, érotique, rageur, ironique pour Reinhardt ; journalistique, universitaire, factuel ou satyrique pour Bello.
Je me rends compte, en écrivant ces lignes, que ce que j’aime chez eux c’est précisément la connivence qu’ils établissent d’emblée avec le lecteur ; une connivence qui me donne, à moi lectrice, le sentiment d’être unique et singulière, et de m’embarquer en leur compagnie pour un voyage qui sera également unique et singulier. Et je retrouve chez ces deux écrivains beaucoup de ce que j’aime tellement dans la littérature américaine (même si ça devient un peu un poncif ce genre de comparaison) : une énergie, une densité, un sens de la narration que l'on trouve assez peu dans la littérature française. Ce qui ne les empêche ni l’un ni l’autre de faire une littérature quasi expérimentale en remettant sans cesse en question la forme romanesque. Ils sont capables, en somme, de combiner une efficacité à l’américaine à une modernité à la française, pour affirmer leur singularité.
« Je ne sais absolument pas comment on écrit un roman. Chacun de mes romans est la solution trouvée à cette incapacité à écrire un roman selon des règles. » Éric Reinhardt15
« Est romancier, selon moi, celui qui possède à la fois une sensibilité originale – un prisme unique à travers lequel il regarde le monde – et la capacité à faire partager cette expérience singulière à travers les mots. » Antoine Bello16
Suite : Bello, Reinhardt et moi /2
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- Le système Victoria, Folio, p.268
- Les falsificateurs, Folio, p. 588
- Mail A. Bello, 2 juil.2015
- Rencontre « Tête de lecture », Théâtre de la Loge, Paris, 22 fév.2015
- Ubiqus, dont A. Bello fut Président jusqu’en 2007 a pour spécialité de « rédiger des compte rendus écrits pour les organisateurs de réunions » (Source : antoinebello.com)
- Mail A. Bello, 28 juin 2015
- Entretien d’Éric Reinhardt pour la radio espagnole, juin 2015
- Éloge de la pièce manquante, Folio, p. 22
- « C’est lui tout caché », Libération, 12 fév.2007
- « Exercice d’admiration : Jorge Luis Borges », Le magazine littéraire, Mai 2009
- Le système Éric Reinhardt, Françoise Cahen, Mémoire de Master, Paris III, 2014
- « Beau joueur », Chronic’art, oct.2010
- Cendrillon, Le livre de poche, p.411-412
- Cendrillon, Le livre de poche, p.550
- Eric Reinhardt. Entretien avec Christine Rousseau. La création à l’œuvre, 6 fév. 2012. Archives sonores de la BPI.
- Roman Américain, Gallimard, epub, p. 110