Les intéressants - Meg Wolitzer
"Mais de toute évidence, la vie s'emparait des gens et les secouait dans tous les sens jusqu'à ce qu'ils deviennent méconnaissables, même aux yeux de ceux qui les avaient bien connus."
Ils sont six, ils ont quinze ou seize ans quand ils se rencontrent en 1974 dans l'un de ces camps typiquement américains, au nom improbable de Spirit-in-the-Woods, dédié à la pratique artistique. Ils ont tous un talent plus ou moins affirmé (danse, musique, dessin, théâtre), se plaisent et deviennent une bande qui se baptise "les intéressants", avec cette belle assurance de la jeunesse. Parmi eux, Julie dont le père vient de mourir et qui fuit la tristesse familiale, Julie qui cherche sa place, Julie qui se trouve pataude et banale. Très vite rebaptisée Jules par ses nouveaux amis, elle est fascinée par ces jeunes new yorkais, elle qui vient d'une banlieue où suinte l'ennui, et surtout par Ash et Goodman Woolf issus d'une famille riche, originale et cultivée, tout ce qui lui manque et la fait rêver. Elle noue avec la belle et talentueuse Ash une amitié improbable qui durera pourtant toute leur vie.
"Ils se séduisaient tous mutuellement par leur grandeur, ou l'hypothèse d'une éventuelle grandeur. Une grandeur en devenir."
J'avais très envie de les aimer ces jeunes gens, d'autant que je suis pile de la même génération et que j'ai pris une belle bouffée de nostalgie en leur compagnie : la chute de Nixon, la guerre du Vietnam, la contre-culture et ces bonnes vieilles années 70 qui pétillaient quand même pas mal, ces années où New-York était le creuset de l'art qui bouillonnait de tous les côtés et de mille façons différentes. Puis vinrent les années 80, le principe de réalité succéda au principe de plaisir, les années Reagan aux années Carter, les années fric aux années arty, les années sida aux années baba cool. Un incident dramatique fait en partie exploser la petite bande et tout le monde s'affaire à gagner sa vie, tomber amoureux et payer son loyer. Les uns seront riches et talentueux, les autres non. Et l'histoire sombre dans le banal et l'ordinaire. Et comme on suit les personnages pendant quarante ans, c'est long. Je n'ai pas tardé à m'ennuyer dans ce gros roman dénué de toute tension dramatique [et j'ai pensé que ma ténacité à vouloir absolument aller au bout d'un livre confine parfois à l'entêtement].
Au fil des ans, si l'amitié persiste entre Jules et Ash, l'écart se creuse entre leurs situations familiales et professionnelles. Et se dessine une vision du monde qui m'a vraiment agacée et laisse supposer que si l'on n'est pas riche, beau ou talentueux (et de préférence les trois à la fois), la vie nous condamne à vivre comme un cloporte. Car tout est vu par le prisme de la jalousie de Jules à l'égard de ses riches amis :
"Elle songea qu'ils menaient une vie qui en était encore à la fin de ses premiers stades, une vie pleine d'amis et d'amour, et des jeunes pousses de leurs deux carrières ; et tout cela aurait été absolument parfait si leurs meilleurs amis n'avaient pas eu une vie tellement plus agréable."
L'auteure semble convaincue que ce n'est pas le talent ou la chance, mais l'argent, la classe sociale et les relations qui mènent à la réussite, condamnant d'office son héroïne à une vie un peu terne. Jules croie que son intégration dans cette famille riche et brillante a éclairé sa vie, mais c'est l'inverse qui se produit. Elle ne voit le monde que par leurs yeux, alors que cette famille n'est épargnée, bien sûr, ni par les deuils ni par les échecs. Ce roman n'est pas le roman de l'amitié mais celui de l'aveuglement. Et il faudra longtemps pour que les yeux de Jules se dessillent.
Un roman que j'ai trouvé non seulement ennuyeux mais pessimiste, sur le temps qui passe, très vite, qui efface, qui déforme, qui sépare et détruit les illusions de jeunesse. En mélangeant sans cesse les époques, l'auteur tend à ses personnages un miroir déformant pour rappeler au lecteur que la jeunesse est un rêve, un ensemble de possibles que la réalité détruit les uns après les autres.
C'est Clara qui m'a donné envie.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Esch.
Editions Rue Fromentin, 2015. - 564 p.