Retour à Little Wing - Nickolas Butler
Rentrée littéraire 2014
"Parfois, le pardon n'est rien d'autre qu'un profond soupir."
Little Wing, Wisconsin, 1500 habitants. C'est là qu'ont grandi Hank, Lee, Kip et Ronny. Ils sont amis depuis toujours. Mais arrivés à la trentaine, chacun vit sa vie : Hank a épousé Beth et reprit la ferme familiale ; Lee est devenu un chanteur à succès qui parcourt le monde ; Kip a fait fortune à Chicago comme trader ; Ronny, après avoir été une gloire locale du rodéo, a été victime d'une hémorragie cérébrale qui l'a laissé diminué, faisant de lui un gentil invalide un peu naïf. Que peuvent donc avoir en commun Hank qui bosse dur et peine à boucler ses fins de mois, et Kip qui roule dans une grosse voiture de luxe et brûle les dollars, ou Lee qui vend des milliers de disques et Ronny qui ne peut plus ni travailler ni quitter la ville ? Pourtant Lee rentre régulièrement à Little Wing, et se fait une joie de retrouver ses vieux copains, pour qui il n'est pas une vedette, et Kip décide de quitter Chicago pour rénover la vieille fabrique de la ville, et en faire un centre commercial. Mais l'amitié adolescente peut-elle survivre à l'âge adulte et à la réalité de la vie ?
"Ces hommes… Ces hommes qui se sont toujours connus. Ces hommes qui sont tous nés dans le même hôpital, qui ont été mis au monde par le même obstétricien. Ces hommes qui ont grandi ensemble, mangé la même chose, chanté dans les mêmes chorales, fréquenté les mêmes filles, respiré le même air. Ils ont développé une langue à eux, une communication par signes invisibles, comme des bêtes sauvages. Et parfois, être ensemble tout simplement, leur suffit, quand ils se baladent en forêt ou font griller des steaks. Je les ai vus faire. Des journées entières à débiter des stères de bois en échangeant une dizaine de mots à tout casser."
Le roman, qui aurait pu s'appeler "quatre mariages et un divorce", nous fait partager pendant quelques mois la vie des ces trentenaires et de leur petite ville du Wisconsin, "le plus bel endroit du monde". Ils s'expriment chacun à leur tour, évoquant soit les souvenirs du passé qui ont soudé leur amitié, soit les tourments du présent : amour, argent, réussite. Le roman s'ouvre avec le mariage de Kip, un mariage très chic et très citadin qui dénote un peu dans cette petite ville et va montrer les premières failles dans la petite bande de copains. On a beau être amis depuis vingt ans, on n'a pas forcément la même vision du monde.
J'ai eu un peu de mal pour entrer dans cette histoire dont les personnages me paraissaient à la fois banals, convenus et un peu trop lisses : Hank le fermier est un brave type, mais Kip le trader est un petit con, Lee l'artiste est un ami-fidèle-malgré-sa célébrité-et-son-argent et Ronny est un gentil garçon qui ne voit pas vraiment ce qui se passe autour de lui. C'est quand les choses commencent à se décaler légèrement que le roman devient intéressant et prend une véritable ampleur. Jusqu'à quel point Hank est-il un brave type et jusqu'à quel point Lee est-il un ami fidèle ? On découvre peu à peu, à travers les confidences des uns et des autres, qu'ils sont tous plus complexes qu'il n'y paraît et que leurs relations ne sont pas si lisses que ça.
Et, à travers l'amitié de ces quatre copains, Nickolas Butler nous donne à voir une autre Amérique, l'Amérique rurale du Midwest, l'Amérique des petits bleds un peu déglingués, l'Amérique des prairies à la beauté sauvage et non spectaculaire.
"J'aimerais vous faire voir un lever de soleil du haut de ce silo, de notre gratte-ciel des prairies. J'aimerais vous montrer de quel vert le printemps est fait, de quel jaune les barbes de maïs se colorent quelques mois plus tard et le bleu des ombres matinales ; j'aimerais vous montrer le cours tortueux et lent des ruisseaux, les vallonnements à perte de vue, parsemés de fières granges rouges, de fermes blanches et de pâles chemins en gravier. Le soleil qui apparaît à l'est, énorme, d'un rose et orange incroyables. Dans les ravins et les vallées, le brouillard qui flotte comme de lentes rivières vaporeuses attendant de se consumer."
Et, de même que l'auteur ne met pas d'angélisme dans sa définition de l'amitié, il n'en met pas non plus dans cette Amérique-là : la vie y est difficile, le climat y est rude, on y croise des armes à feu comme partout ailleurs, et beaucoup rêvent d'en partir. Mais pour ceux qui y sont nés, Little Wing est un abri, une petite ville où tout le monde se connaît et où l'on est solidaire par obligation autant que par goût. On y partage les ennuis et on s'y enthousiasme ensemble pour les petits et grands bonheurs de la vie.
"Pour moi, c'est ça, l'Amérique : des pauvres gens qui jouent de la musique, partagent un repas et dansent, alors que leur vie entière a sombré dans le désespoir et dans une détresse telle qu'on ne penserait jamais qu'elle tolère la musique, la nourriture ou l'énergie de danser."
Un roman sensible et émouvant, en forme d'hymne à l'amitié, à l'humanité et à l'Amérique profonde.
Un coup de cœur pour Sandrine et pour Hélène.
Traduit de l'américain par Mireille Vignol.
Editions Autrement, 2014. - 446 p.