L'axe du loup - Sylvain Tesson
Si l'évocation de la Sibérie nous fait bien souvent frissonner, c'est parce qu'on l'imagine comme un territoire isolé et glacial, mais surtout parce qu'elle fut pendant deux siècles le lieu de prédilection du pouvoir russe pour exiler ses opposants, ses criminels et tous les réprouvés du régime, employés à défricher et conquérir à coups de fouet ce far east. Les premiers furent les Vieux croyants, ces chrétiens qui se séparèrent de l'église orthodoxe et préférèrent l'exil au reniement de leur foi. Ils furent suivis par les décembristes, officiers de l'armée russe qui se révoltèrent en 1825 contre le tsar Nicolas Ier dans le but d'établir un régime constitutionnel. Mais c'est avec le régime communiste que le Sibérie devint synonyme de goulag. De ces camps de travaux forcés, certains parvinrent à s'enfuir. Le chemin de la liberté menait vers le Sud, à travers la forêt sibérienne, la steppe mongolienne, le désert de Gobi et la barrière himalayenne pour atteindre l'Inde. C'est sur la piste de ces évadés que Sylvain Tesson s'est lancé : 6000 kilomètres à travers l'Asie "pour se souvenir".
Par un beau jour de mai, il prend le transsibérien jusqu'à Nieroungri, puis se fait conduire à Iakoutsk, capitale de Iakoutie, "le coeur du système concentrationnaire, une prison sans barreaux". Son projet : rejoindre la ville de Calcutta, au bord du golfe du Bengale, à pieds, en vélo ou à cheval. Le voyage commence à pieds, à travers "la lugubre grisaille de la taïga", en suivant le cours de la rivière Lena, puis en longeant le lac Baïkal, jusqu'à le frontière mongole. Cette taïga, qui m'a parue si belle vue du train, est bien peu hospitalière : les moustiques y pululent, les marais abondent et les cartes sont inprécises. Heureusement, il y a des pêcheurs et des forestiers toujours prêts à aider notre voyageur en lui offrant un verre de vodka ou un toit pour la nuit.
Arrivé en Mongolie, Sylvain Tesson décide de continuer à cheval, pour faire honneur à ce pays de cavaliers. "Dans la steppe, la progression est une navigation : on avance du matin jusqu'au soir sans que le moindre obstacle n'entrave la course. La prairie est l'océan. Les yourtes sont les îles dont les archipels s'échelonnent à intervalles réguliers. La steppe c'est quand le ciel se pose sur la terre et ne laisse à l'horizon qu'un petit interstice." Chaque fois qu'il arrive dans une ville, Sylvain Tesson essaie de retrouver la trace de déportés ayant échappé à l'enfer, ce qui le conduit à des rencontres étonnantes ou émouvantes.
A près la Mongolie, c'est la Chine et deux déserts mortels : le Gobi et le Tsaidam. Tesson troque le cheval contre un vélo pour affronter ces étendues de pierre et de vent. Ce sera la partie la plus dure du voyage : faim, soif, épuisement. Tesson manque y laisser un genou et est contraint à une pause forcée dans la ville de Dunhuang. Il repart clopin-clopant, accroché à son rêve et à son besoin de mouvement, de nature, de silence et de solitude. "Une fourmi traversant un parvis de marbre rose dans un palais vénitien : voilà à quoi je m'identifie, clopinant misérablement au fond de la dépression du Tsaidam, vaste de plusieurs centaines de kilomètres (...) Je trouve parfois inepte cette marche imposée à mon corps par ma volonté, mais j'efface vite ces doutes (...) Il n'y a place que pour l'effort pur, fourni dans un décor de premier matin, pour la contemplation et pour l'obstination."
Après cette épreuve, traverser le plateau tibétain et la chaîne himalayenne, sera presque une balade, d'autant que l'on sent bien que l'auteur a plus de sympathie pour les tibétains que pour les chinois... Le Tibet est en plus l'occasion de voyager avec quelques allumés qui rendent la route plus légère. Et enfin, sept mois après son départ, Sylvain Tesson atteint son but : Calcutta.
Cette aventure est passionnante parce qu'elle mêle l'exploit sportif et l'aventure historique. Sylvain Tesson, qui confesse se nourrir de poésie pendant ses voyages, a vraiment une très belle plume, même si son ton un peu trop sûr de lui parfois m'agace. Bah ! Les héros ont bien le droit d'être un peu arrogants...
Pocket, 2004. - 277 p.