Yoga - Emmanuel Carrère
"Sans me vanter, je suis exceptionnellement doué pour faire d'une vie qui aurait tout pour être heureuse un véritable enfer, et je ne laisserai personne parler de cet enfer-là à la légère : il est réel, terriblement réel."
Je n'avais jamais lu Emmanuel Carrère, et n'avais jamais été tentée jusqu'ici, son type de littérature n'étant pas trop ma tasse de thé. Mais le sujet de son dernier opus m'intéressait beaucoup, ce fut donc l'occasion de faire enfin sa connaissance.
Ce livre aurait dû s'appeler L'Expiration et traiter du yoga, une discipline que l'auteur pratique depuis quelques dizaines d'années. Finalement, c'est un livre qui s'appelle Yoga et parle de dépression, mais aussi de méditation, de déflagration, de migration, d'édition et de reconstruction, ce qui fait beaucoup pour un seul livre et donne un patchwork étrange, qui tient davantage, selon moi, du journalisme voire du journal intime, que de la littérature.
Tout commence en janvier 2015, alors qu'Emmanuel Carrère songe à écrire sur le yoga et la méditation, se désolant de voir désormais ces deux pratiques cantonnées l'une au rayon gymnastique, l'autre au rayon développement personnel, alors que pour lui c'est bien autre chose. Il n'établit d'ailleurs aucune distinction entre méditation et yoga, ces deux disciplines étant pour lui les deux faces de la même pièce, quelque chose qui tient davantage à la spiritualité et au désir profond d'être "un homme bon". Il s'inscrit donc à un stage intensif de méditation Vipassana : dix heures par jour pendant dix jours.
"Je suis un homme narcissique, instable, encombré par l'obsession d'être un grand écrivain. Mais c'est mon lot, mon bagage, il faut travailler avec le matériel existant et c'est dans la peau de ce bonhomme-là que je dois faire la traversée."
C'est le chapitre que j'ai trouvé le plus réussi et qui m'a le plus captivée, parce que Carrère adopte une double position : celle du méditant qui vit une expérience, et celle de l'observateur qui prend des notes sur l'expérience en question. En multipliant les digressions et les embardées psychiques, il illustre parfaitement ce qui se passe dans la tête de celui qui médite, tout en essayant de cerner ce qu'est la méditation, dont il multiplie les définitions. Mais son stage se termine brutalement au bout de trois jours : sa présence est requise aux obsèques de Bernard Maris. Pendant qu'il était enfermé dans une ferme en Bourgogne, un attentat terroriste a décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Commence alors une autre histoire, et il faudra un moment avant d'en revenir à la méditation.
Car, quasiment sans transition, on retrouve cet homme qui se croyait enfin heureux et réconcilié avec lui-même plongé dans un état de profonde dépression, sans qu'on sache ce qui a provoqué la chute. Le lecteur suppute et imagine... (Depuis, son ex-femme s'est chargée de combler la lacune dans la presse). Pour moi, cette ellipse est LE gros point faible du livre, une sorte d'amputation. Emmanuel Carrère est alors interné à l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne où il est diagnostiqué bipolaire de type II et soigné par électrochocs. Un diagnostic qui ne le surprend pas car il éclaire la profonde dualité de son être intime. Et si le lecteur souffre de le voir souffrir et s'enfoncer dans un puits noir, le récit très parcellaire de cet épisode, en grande partie réduit aux notes d'observation des médecins, nous interdit d'en partager la réalité. Soit parce que la souffrance morale est indicible, soit parce que l'auteur est incapable de la transcender pour en faire de la littérature... Finalement, c'est sur une île grecque au milieu de jeunes réfugiés afghans pour lesquels il anime un atelier d'écriture, et en compagnie d'une Américaine fantasque, qu'Emmanuel Carrère trouvera une forme d'apaisement.
Yoga est un livre qui se lit très bien et je l'ai dévoré en deux jours (il pleuvait), parce que c'est fluide et bien écrit, avec une bonne dose d'autodérision, et que l'auteur s'y entend pour capter son lecteur, auquel il s'adresse d'ailleurs constamment. Il contient quelques beaux morceaux de bravoure (une Polonaise de Chopin jouée par Martha Argerich ; une joute oratoire autour du yin et du yang) et moult citations littéraires (parfois trop longues), mais je l'ai refermé avec un énorme sentiment de frustration : il manque à cet essai autobiographique un projet, une intention, une ligne directrice qui en ferait un tout et pas seulement une accumulation de textes disparates sur diverses expériences n'ayant pas grand rapport les unes avec les autres.
"La méditation, c'est plonger à l'intérieur de soi et creuser des tunnels, construire des barrages, ouvrir de nouvelles voies de circulation et pousser quelque chose à naître, et déboucher dans le grand ciel ouvert."
POL, 2020. - 400 p.