Du rififi à Wall Street - Vlad Eisinger
"Il se trouve que mon arme à moi consiste à brouiller les frontières entre la fiction et la réalité. Je ne sais faire que ça."
Présenté et traduit de l'anglais (États-Unis) par Antoine Bello.
Il semble qu'en 2020 Antoine Bello a décidé de nous faire croire qu'il a fait un pas de côté pour se consacrer à la traduction afin de porter à notre connaissance un obscur écrivain américain. Sauf que. Sauf que, pour les fidèles lecteurs de Bello, Vlad Eisinger est loin d'être un inconnu puisqu'il était le héros du génial Roman américain. On dirait donc que l'auteur des Falsificateurs a conçu une malicieuse mystification pour faire entrer dans le réel un auteur purement fictif. Et il suffit de lire l'avant-propos de ce roman, en forme de délicieuse métalepse, pour s'en convaincre : Antoine Bello s'est retrouvé en possession d'un manuscrit de Vlad Eisinger après la disparition suspecte de celui-ci, et la publication de ce texte est peut-être une question de vie ou de mort...
Vlad, après une brillante carrière de journaliste économique, a tout quitté pour se consacrer à l'écriture. Mais ses romans se vendent mal et il peine à gagner sa vie. Sur injonction de son agente littéraire, il accepte un boulot de commande : écrire l'histoire d'un grand groupe industriel. L'affaire ne se fera pas, le patron de la boîte en question n'appréciant guère la façon qu'a Vlad de mélanger réel et fiction. Mais Vlad va utiliser cette expérience avortée pour une autre commande : écrire, sous pseudonyme, un roman noir très formaté, dont l'intrigue se déroulera dans les coulisses (peu reluisantes) de Wall street, et dont le héros sera chargé d'écrire l'histoire d'un grand groupe industriel. Et ce roman, Vlad va l'écrire sous nos yeux : c'est le roman du roman dans le roman. (Vous me suivez ?) Mais bientôt la fiction va interférer avec le réel : les aventures de Tom, inventées par Vlad, bousculent la vie de Vlad, inventée par Antoine Bello. (Vous suivez toujours ?) A ce stade, je dois dire que je me fais un peu de souci pour Antoine Bello, dont j'espère que les mésaventures de ses diverses créatures ne lui porteront pas préjudice...
A travers ce jeu de poupées russes, le roman interroge le pouvoir et la magie de la littérature. Pour Vlad Eisinger, comme pour Antoine Bello, les mots sont tout puissants et la fiction est un révélateur du réel. On ne peut rendre compte de la vérité du monde que par le prisme de la fiction, quel qu'en soit le prix à payer. L'auteur nous entraîne donc dans un vortex étourdissant où l'on finit par ne plus trop savoir où finit la fiction et où commence le réel, qui écrit et qui est écrit. Comme si les deux étaient forcément indissociables : toute fiction contient sa part de vérité et chacun de nous est à la fois acteur de sa vie et narrateur de son histoire.
Avec ce roman, Antoine Bello souligne le paradoxe du contrat narratif : faire adhérer le lecteur à une histoire qu'il sait fausse, tout en le convainquant qu'elle est parfaitement vraie. Et personne comme lui ne sait faire vivre les trois instances traditionnelles du roman : l'auteur, le narrateur et le personnage, tout en brouillant sans cesse les cartes : l'auteur s'efface au profit du narrateur, qui devient personnage d'une histoire qui lui échappe parce que, quoi qu'il arrive, l'auteur reste maître du jeu.
Le résultat est très plaisant à lire : c'est drôle, enlevé, inventif et bourré de références littéraires, plus ou moins explicites (chaque fois que Vlad bute sur une difficulté narrative, il puise dans ce que William Marx appelle la "bibliothèque universelle", à tel point que l'on se dit que pour apprendre à écrire, il faut commencer par beaucoup lire). Les genres littéraires se mélangent et l'on passe allègrement du roman noir au manuel d'écriture, du pamphlet sur les dérives du capitalisme à l'essai théorique sur la fiction, tout en s'offrant un voyage dont on n'aurait pas osé rêver : pénétrer dans la tête de l'écrivain en train d'écrire.
Je vous le dis : lire un roman d'Antoine Bello, c'est toujours une expérience incomparable.
Gallimard, coll. Série noire, 2020. - 320 p.