Esther - Olivier Bruneau
"Après l'électricité, les premiers vaccins, l'énergie atomique ou l'ordinateur personnel, l'avant-garde du Progrès s'épanouissait là, entre les cuisses de ce que certains osaient encore qualifier de sex-toy."
Bien que m'étant passablement ennuyée avec le dernier roman de Ian McEwan, et son héros androïde Adam, je me suis lancée dans une autre histoire de robots, parce que le sujet me passionne et que je suis toujours curieuse de voir comment les écrivains imaginent notre futur.
Esther, l'héroïne de ce roman, est donc un robot, mais un robot d'un genre très particulier : un lovebot, c'est-à-dire un androïde conçu à des fins sexuelles. Elle a été développée par la société Synthetics Industries qui domine le marché et ne cesse de perfectionner ses modèles pour les rendre de plus en plus proches du réel, améliorant leurs performances pour rendre l'expérience utilisateur de plus en plus excitante... Nous sommes dans un monde où les robots ont envahi tous les domaines de la vie : professionnel, domestique, érotique. Un monde où la population se divise en "synthétiques" et "organiques", un monde où les voitures conduisent toutes seules et où les services publics ont complètement disparu au profit de sociétés privées obsédées par la rentabilité.
Mais Esther a eu quelques ennuis, et c'est désarticulée dans un benne à ordures que Maxine et Anton vont la découvrir par hasard. Ils forment un couple marié depuis vingt ans, un peu usé par le quotidien, une vie déshumanisée et des boulots peu épanouissants. Contre l'avis de son épouse, et parce qu'il est touché par cette créature d'apparence si humaine, Anton va entreprendre de la récupérer, de la réparer et... de l'essayer, alors que sa femme se donne du plaisir avec un pussylicker (ne comptez pas sur moi pour traduire !) et que leur ado mutique de fils se livre à des expériences érotiques avec l'hologramme d'une star de porno. Pendant ce temps, à l'autre bout de la ville, un homme est retrouvé mort chez lui, apparemment sans signe de violence, mais un élément empêche l'inspectrice chargée de l'affaire de conclure au suicide...
Même si un ou deux détails m'ont agacée quant à ces lovebots, j'ai beaucoup aimé cette histoire que j'ai lue d'une traite, parce qu'elle est drôle, intelligente, très bien construite, et ne contient aucun temps mort. Un lien très singulier va naître entre le couple un peu frustré et la créature de rêve, qui va sortir de façon très réjouissante du stéréotype de femme-objet soumise et docile pour lequel elle a été créée, générant la panique chez les dirigeants de Synthetics Industries. Faut-il craindre la revanche de la machine sur l'humain ? L'auteur nous mène ainsi avec brio du roman érotique au thriller technologique, en passant par la fable d'anticipation, le roman sociétal ou d’initiation, tous les fils narratifs finissant par se cristalliser sur la "personne" d'Esther.
Olivier Bruneau est aussi scénariste et a un talent certain pour les scènes très visuelles. Il nous décrit avec une précision quasi chirurgicale la texture de sa créature, et conçoit avec la même fluidité une scène de sexe ou une poursuite en voiture. En revisitant le mythe de Frankenstein et de la créature qui échappe à son créateur, il soulève par ailleurs un certain nombre de questions éthiques sur la limite entre l'homme et la machine, entre l'être organique et l'être synthétique. Comment définir l'humanité ? L'âme est-elle le propre de l'humain ? A quel point la machine apprenante peut-elle s'humaniser ? Le robot peut-il à la fois être totalement humanisé et considéré comme un objet ? Et si, à force de vouloir créer des automates qui nous imitent si bien, on finissait par produire des créatures pires que nous ? Sans apporter de réponses définitives, l'auteur soumet à son lecteur de jolies pistes de réflexions sur ce qui sera peut-être le monde de demain.
Le Tripode, 2020. - 520 p.