"Ce fut un âge d'or, pourtant. En comparaison avec ce qui nous attend. Les âges d'or se trouvent toujours dans le passé."
Voici le troisième et dernier épisode de la saga familiale de Jane Smiley, qui retrace cent ans d'histoire américaine, et où nous retrouvons la belle et grande famille Langdon. Le premier volume de la trilogie était celui de l'enfance, le second celui de la maturité, celui-ci marque le temps de la vieillesse. On y voit les enfants de Walter et Rosanna vieillir doucement, tomber malades et mourir, pendant que leurs enfants et petits-enfants essaiment sur tout le territoire américain. Grâce à l'aide financière de Franck, c'est le cousin Jesse qui a hérité de la ferme familiale. Il se lance dans l'agro-industrie : pesticides à gogo, semences OGM, mécanisation à outrance, ce qui implique un lourd endettement et l'épuisement des sols. Pendant ce temps, les jumeaux terribles, les deux fils mal-aimés de Franck, font carrière l'un dans la finance, l'autre dans la politique, côté démocrate. Michael devient très riche très vite, pendant que Richie tord régulièrement le cou à ses convictions pour voter contre son camp. L'un et l'autre paieront l'addition au moment de la crise financière de 2008, qui ruinera une bonne partie de la famille.
"Il y a trop d'argent. C'est comme une tornade de pognon, non, mieux, un champ quantique d'argent. Ça apparaît ici et là, ça se pose ailleurs, mais le mauvais signal va tout faire exploser, alors tout ce putain de pognon va disparaître."
J'ai vraiment admiré le talent de narratrice de Jane Smiley, capable de nous parler avec autant d'aisance de culture intensive (avec Jesse), de littérature médiévale (avec Henry), de finance (avec Michael), de politique intérieure (avec Richie) ou de sport hippique (avec Janet). Le roman est à la fois très documenté et très fluide. La famille Langdon illustre la réussite à l’américaine : ils sont issus d'une famille rurale laborieuse de l'Iowa, et sont devenus universitaire, chef d'entreprise, artiste, homme politique ou trader. Mais si le premier volume (1920-1953) incarnait le mythe fondateur de l'Amérique où des émigrants défrichent une terre vierge, et le second (1953-1986) la réalisation du "rêve américain", où la réussite est promise à tous, ce troisième (1987-2019) annonce la fin d'une époque. Et le lecteur a un peu l'impression d'assister à la lente et inexorable décadence de la glorieuse Amérique. De l'élection de Reagan à celle de Trump (qui n'est jamais nommé), du cynisme à la vulgarité, de la première guerre du Golfe à la guerre en Irak, de la dérégulation financière à la crise économique, le tout sur fond de désastre écologique annoncé.
"Faites-nous un monde dans lequel mes enfants puissent vivre, dans ce cas j'aurai des enfants."
C'est l'épisode qui m'a paru le plus sombre et le plus fort de la trilogie. Jane Smiley a le grand talent de se placer dans la tête de la plupart des protagonistes et de nous faire vivre leurs émotions. Et elle sait parfaitement imbriquer les événements familiaux et intimes aux événements sociétaux et historiques. On quitte les Langdon avec beaucoup de regrets, et quelques inquiétudes, pour eux autant que pour nous.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau.