L'homme qui savait la langue des serpents - Andrus Kivirähk

Publié le par Papillon

"Les désagréments, c'est comme la pluie : un jour ils vont nous tomber dessus, mais il n'y a pas de raison de s'en soucier tant que le soleil brille."
 

Il y a bien longtemps, dans une Estonie imaginaire, les hommes vivaient dans les bois et parlaient la langue des serpents, qui leur permettait de converser avec tous les animaux de la forêt et de se nourrir sans même pratiquer la chasse. Leur vie était simple et rustique, et la Salamandre ailée veillait sur leur destin. Puis les "hommes de fer" sont arrivés sur leurs grands vaisseaux pour envahir leurs terres et il a fallu les combattre. Longtemps ils ont vaincu, grâce à l'aide de la Salamandre, et repoussé les assaillants, mais ceux-ci étaient toujours plus nombreux et ont fini par dominer. Les Estoniens se sont soumis et la plupart d'entre eux ont quitté les bois pour aller vivre dans des villages, cultiver le blé et adorer le Dieu des chrétiens. Ils ont oublié la langue des serpents, et la Salamandre est restée endormie pour toujours. Seuls quelques irréductibles se sont accrochés à leur forêt et à leur vie traditionnelle. Leemet est de ceux-là. Avec sa mère et sa sœur, il vit dans les bois et son oncle Vootele lui a appris la langue des serpents. Avec son copain Pärtel il n'en finit plus d'explorer les bois et leurs merveilles, en se moquant des pauvres villageois "mangeurs de pain", rivés à leur charrue. Mais quand la famille de Pärtel décide à son tout de s'installer au village, la vie de Leemet devient bien solitaire malgré son amitié pour Ints, la vipère royale. Plus rien ne sera comme avant, les derniers habitants de la forêt se déchirent et de grands chamboulements sont à venir.
 
"Il me semblait qu'il y avait déjà bien trop de choses que nous étions les seuls à savoir et, en revanche, pas assez de choses connues de tout le monde."
 
Andrus Kivirähk a pris le parti de raconter l'histoire de l'Estonie sous forme de fable, peuplée de personnages et d'animaux fantastiques. On peut donc lire ce roman comme un conte baroque et burlesque où les loups sont domestiqués et les vents domesticables, où il suffit de siffler pour qu'un lapin saute dans la marmite et qu'un cheval se cabre, où les femmes se livrent à des sabbats nocturnes et ne résistent pas à la sensualité des ours. Mais on peut voir aussi dans cette histoire une réflexion plus universelle sur l'assimilation et l'acculturation. En perdant la langue des serpents, les Estoniens des villages ont perdu leur culture, leurs traditions ancestrales, et une partie de leur identité. Et tout ça, pour quoi ? Pour se mettre au service de chevaliers étrangers dont ils vénèrent la supériorité sous prétexte qu'ils viennent précisément d'ailleurs. [Tout cela m'a bigrement fait penser à l'attitude que nous avons aujourd'hui face à l'innovation technologique, surtout quand elle vient des US...] Les villageois ont perdu leur rapport simple à la nature et aux animaux, et sont fermement convaincus que Jésus les protégera autant des morsures de serpents que des attaques de loups. "Il était comme quelqu'un qui s'est mangé les mains et se traîne par terre, sans plus de défense qu'un balluchon." L'auteur se moque autant de leur confiance absolue dans la religion que dans la superstition du vieux Sage de la forêt qui croit en l'existence de génies dans les eaux et dans les arbres. Il renvoie dos à dos ceux qui voient dans la modernité le remède à tous les maux, et ceux qui idéalisent un passé révolu. Leemet représente l'équilibre impossible entre ces deux tendances, entre modernité et tradition : pour les uns il est un sauvage, pour les autres un démon. Il incarne le dernier feu d'une civilisation qui se voit mourir, il sait que le changement est inéluctable, mais refuse de renoncer à ce qu'il est. Il lutte à sa manière.
 
"Nous vivions dans deux mondes différents, comme deux escargots dont aucun ne peut aller fourrer son nez dans la coquille de l'autre. Je pouvais bien lui affirmer que dans la mienne, il y avait la Salamandre et la langue des serpents : il n'y croirait pas, car dans la sienne, il croyait voir le Seigneur et le saint Père."
 
Ce qui est extrêmement plaisant dans ce roman, c'est qu'il mêle avec bonheur l'imagination la plus débridés, une plume pleine de fraîcheur et de fausse naïveté, et une véritable réflexion sur l’évolution permanente du monde, à laquelle nous nous plions souvent sans aucun regard critique.
 
Lu dans le cadre du challenge Lire le monde (Estonie).
 
 
 
 
 
 
 
Traduit de l'estonien par Jean-Pierre Minaudier .
Le Tripode, 2013. 420p.
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P
C'est un superbe roman et je suis ravie que tu le vantes. Bises
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P
Ah oui, c'est un régal !
L
Ah, tu me rappelles qu'il est dans ma PAL et largement vanté par mes proches. Je vais peut être le shortlisté pour cet été grâce à toi :)
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P
Je pense que c'est un excellent roman pour les vacances !
L
je me méfie du merveilleux malgré ce billet très tentateur!
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P
C'est un genre très particulier, c'est vrai, mais c'est très réussi.
J
C'est super ambitieux comme projet je trouve, et j'adore ça !
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P
Et je suis convaincue que ce roman te plairait !
A
J'adore cet auteur ! Je l'ai découvert avec Les groseilles de novembre, et depuis je suis fan ! Bien sûr, ce titre est dans ma LAL, et j'ai vraiment hâte de le commencer, surtout à mesure que je lis ces billets toujours enthousiastes !
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P
Je note Les groseilles de novembre illico, je serais ravie de retrouver l'univers unique de cet auteur si réjouissant.
D
Bon, j'avoue, je ne suis pas certaine que le côté fable soit pour moi... Dommage, parce que je n'ai jamais lu d'auteur estonien.
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P
Je dois dire que le fait qu'il soit estonien quand je l'ai trouvé en librairie, et ce fut une belle découverte.
I
J'avais beaucoup aimé, l'équilibre entre souffle épique, humour, et questionnement sur ce qu'est l'identité ... Un très très bon souvenir de lecture (j'avais notamment adoré les relations ours-femme, et l'ancêtre qui, isolé sur son île déserte, se construit un improbable engin pour voler !!)
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P
Oh oui, j'ai adoré le papy et son inoxydable détermination. Et l'histoire du pou aussi gros qu'un chevreuil, elle est pas chouette ? Il y a plein de trouvailles géniales dans ce bouquin.
K
Voilà voilà : tu l'as lu! Vraiment chouette roman.
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P
Très chouette et très agréable à lire.