Le Cercle - Dave Eggers
"C'est ce que j'aime chez toi. Tu est à moitié humaine, à moitié arc-en-ciel."
Comme je n'ai peur de rien, pas même de la technologie, je suis retournée dans la Silicon Valley dans l'une de ces entreprises qui nous font rêver en nous promettant un monde meilleur, une entreprise qui emploie plusieurs milliers de personnes sur son site californien baptisé "le campus", une entreprise si innovante qu'elle est parvenue en quelques années à racheter Google, Facebook, Twitter et quelques autres, une entreprise qui connecte des millions de personnes à travers le monde. Cette entreprise, c'est le Cercle.
Autant vous dire que lorsque Mae est recrutée par le Cercle elle saute littéralement de joie, et est particulièrement reconnaissante à son amie Annie, qui fut sa coloc à l'université, de l'avoir tiré du service public dans lequel elle s'ennnuyait ferme pour lui permettre d'intégrer "l'entreprise la plus influente du monde", une entreprise créée à peine six ans plus tôt par un jeune geek, limite asocial, que personne ne voit jamais sauf en vidéo, toujours vêtu d'un sweat à capuche, et qui a eu l'intelligence de s'associer à deux brillants managers pour se consacrer entièrement à la recherche. Et il n'a fallu que deux ans à Annie pour devenir lun des cadres dirigeants du Cercle.
Mae, elle, commence au bas de l'échelle : au service clients, rebaptisé Expérience Clients, mais elle est pleine d'enthousiasme et d'ambition. Elle découvre très vite que le Cercle met à la disposition de ses employés non seulement un restaurant, une crèche et une salle de sports, mais aussi des salles de spectacles, des chambres entièrement équipées pour ceux qui travaillent tard, des programmes de conférences avec les meilleurs experts de la planète, et une couverture santé comme on en voit peu aux Etats-Unis. Moyennant quoi, Mae accepte de confier toutes ses données personnelles à son employeur. Car le credo du Cercle, c'est la transparence totale. L'entreprise a bâti son succès sur le TruYou ("ton vrai moi"), un système qui a banni l'anonymat d'internet : un seul compte par personne, regroupant tous les services, une seule identité, un seul compte en banque et un seul mot de passe : "un clic pour toute votre vie en ligne". Et, bien sûr, toute votre vie dans le cloud, accessible à tout un chacun. "Tout ce qui se produit doit être vu." Le nouveau projet du Cercle est d'ailleurs de couvrir la planète de caméras, pour la rendre plus sûre, plus visible, plus accessible : "Notre but au Cercle, c'est de savoir ce qu'on ignorait jusque là."
Ce qui est intéressant dans ce roman, c'est que Dave Eggers décrit un monde à peine futuriste, ce n'est pas aujourd'hui, mais c'est déjà demain ; et toutes les applications développées par le Cercle vont à peine plus loin que tout ce que nous proposent aujourd'hui Google et consorts. Nous allons assister à l'ascension de Mae au sein de la compagnie, une ascension qui va de pair avec une aliénation croissante à la technologie et à la transparence, une aliénation qui s'incarne dans le nombre d'écrans qui vont peu à peu envahir son bureau : un pour le travail proprement dit, un pour communiquer avec sa hiérarchie qui la surveille minute par minute, un pour participer sur les réseaux sociaux, un pour communiquer avec ses subordonnés, un pour répondre à un tas de sondages d'opinions, un pour visualiser tous ses paramètres biologiques... Tout se que fait Mae est comptabilisé, classifié, enregistré. Elle lutte constamment pour avoir les meilleurs chiffres, le meilleur classement. Elle joue le jeu à fond, chacune de ses erreurs devenant une occasion de faire un pas de plus dans le système.
Et à travers Mae et tout ce que le Cercle met en place, soi-disant pour rendre notre vie plus riche et plus heureuse, Dave Eggers imagine un monde où la transparence envahit peu à peu tous les domaines de la société: la politique, la sécurité, la santé. On mesure à quel point un monde transparent est un monde peut-être plus sûr, mais un monde où la liberté se réduit comme peau de chagrin, un monde où le secret et l'intimité n'existent plus. Et on mesure aussi à quel point la vie de Mae tombe dans l'absurde : elle est tellement occupée à s'activer sur les réseaux sociaux dans l'obsession de faire grimper son PartRank qu'elle passe plus de temps avec des individus avec lesquels elle ne partage strictement rien qu'avec les gens de la vraie vie, elle devient une machine à clics qui n'a plus de vie, sans jamais se rendre compte de l'absurdité et du danger de ce que le Cercle met en place.
"Ça semble parfait, ça semble innovant, mais au fond ça veut dire plus de contrôle, plus de surveillance de tout ce qu'on fait."
Car le plus terrible dans cette histoire, c'est que les employés du Cercle ne remettent jamais en question le but de la société et ses procédures tellement ils sont sûrs d'eux et d'œuvrer pour le bien de l'humanité. On a parfois l'impression de voir des individus embrigadés dans une secte, convaincus de leur mission. On assiste à la naissance d'une société de robots normalisés, qui communiquent sans exister, et dont le comportement est orienté dans l'unique but d'être aimés par des gens qu'ils ne connaîtront jamais. Et si le roman interroge la limite du partage des connaissances, il pose surtout la question de la liberté dans un tel système si omniprésent qu'il devient quasiment impossible de lui échapper, si oppressant qu'il en devient totalitaire.
"Un autre empire très vorace, très machiavélique, est sur le point de naître."
Malgré quelques longueurs, ce roman totalement addictif donne vraiment à réfléchir sur l'avenir de la société numérique, et la place qu'elle va laisser au libre-arbitre.
C'est Delphine qui m'a donné envie.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle et Philippe Aronson..
Gallimard, coll. "Du monde entier", 2016. - 528 p.
[Ce livre a été lu grâce au PNB, le prêt numérique en bibliothèque.]
Et, pour le Challenge 50 états en 50 romans, ce roman illustre la Californie.