Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? - Pierre Bayard
"Notre relation aux livres n'est pas ce processus continu et homogène dont certains critiques nous donnent l'illusion, ni le lieu d'une connaissance transparente de nous-même, mais un espace obscur hanté de bribes de souvenirs, et dont la valeur, y compris créatrice, tient aux fantômes imprécis qui y circulent."
Si vous cherchez un manuel de coaching qui vous aidera à briller dans les dîners mondains sans jamais ouvrir un livre, passez votre chemin, ce livre n'est pas pour vous. Sous ce titre provocateur se cache en fait une étude très iconoclaste, mais très sérieuse, de la lecture et de son corollaire : la non-lecture (à ne pas confondre avec "pas de lecture"). Pierre Bayard possède deux spécificités qui se combinent assez rarement chez un critique. D'une part, en plus d'enseigner la littérature à l'université, il est psychanalyste, il glisse donc toujours de petites doses de psychanalyse dans ses livres : un peu de Freud par ci, un peu d'inconscient par là, et une pincée de fantasmes pour saupoudrer le tout. D'autre part, il a beaucoup d'humour1, un humour très fin qui frise souvent le nonsense à l'anglaise.
"Rien, évidemment, en tout cas pour un œil non exercé, ne ressemble davantage à l'absence de lecture que la non-lecture, et rien ne semble plus proche de quelqu'un qui ne lit pas que quelqu'un qui ne lit pas."
Donc, Bayard commence par nous faire remarquer que, quelque gros lecteur que l'on soit, on sera toujours davantage non-lecteur que lecteur, puisqu'il y aura toujours moins de livres lus que de livres à lire. Élémentaire, mon cher Watson, comme aurait dit Sherlock. Les blogueur(se)s le savent bien, qui passent au moins autant de temps à non-lire, en parcourant les billets de leurs petits camarades (qui évoquent des livres qu'ils n'ouvriront peut-être jamais), qu'à lire.
Et d'ailleurs, quelle réalité recouvre la notion de "livre lu" ? Un livre lu depuis longtemps mais oublié est-il toujours un livre lu ? Un livre parcouru en diagonale ou abandonné aux deux-tiers est-il un livre lu ? Et que dire des livres que l'on n'a jamais ouverts mais qui appartiennent à l'inconscient collectif, à cette vaste bibliothèque qui flotte autour de nous, produit de notre culture commune ? Il y a donc pour Bayard plusieurs manières de "non-lire" et il classe ses livres non pas en livres lus et non-lus, mais en livres parcourus, oubliés, connus ou inconnus.
"La non-lecture n'est pas l'absence de lecture. Elle est une véritable activité consistant à s'organiser par rapport à l'immensité des livres, afin de ne pas se laisser submerger par eux. A ce titre, elle mérite d'être défendue et même enseignée."
Et donc, il tord le cou à une certaine doxa qui voudrait que l'on doive se priver d'avoir une opinion sur des livres que l'on n'a pas lus, voire de les commenter. Alors que l'on peut avoir une idée très précise de livres dont on a beaucoup entendu parler, et que de toute manière chaque lecteur invente le livre qu'il lit, dans la mesure où la lecture consiste essentiellement à élaborer ce que Bayard appelle des livres intérieurs, objets imaginaires aux contours indéfinis, résidus de ce que l'on a lu, oublié, interprété, fantasmé, projeté... D'où la difficulté de discuter de livres avec autrui, puisque chacun lit un livre différent. Parler de livres, dit-il, est forcément un "dialogue de sourds".
Ce livre décomplexe d'autant plus qu'il expose clairement qu'il n'y a pas de "bonne" ou de "mauvaise" lecture d'un livre, il n'y a pas d'interprétation univoque, on peut raconter ce que l'on veut sur un livre, le livre appartient à celui qui se l'approprie. Au passage, Bayard déconseille fortement de commenter un livre que l'on a aimé devant l'auteur, à qui on ne pourra que faire de la peine en évoquant un livre qui n'est pas certainement pas celui qu'il a écrit et encore moins celui dont il se souvient (vous me suivez ?).
"Reconnaître que les livres ne sont pas des textes fixes, mais des objets mobiles, est en effet une position déstabilisante, puisqu'elle nous confronte, par le biais de leur miroir, à notre propre incertitude, c'est-à-dire à notre folie."
Bref, dans cet essai, l'auteur tourne autour d'une idée qui lui est chère et qui revient dans beaucoup de ses livres (que je n'ai pas tous lus, raison de plus pour en parler !) : le lecteur doit être actif, le lecteur doit interpréter ce qu'il lit, le lecteur doit faire preuve d'imagination et de créativité, quand il lit, et à plus forte raison quand il ne lit pas. C'est là que se situe, je pense, le discours du psy, dont le boulot est un peu de nous faire dire tout ce qui nous passe par la tête... Rien d'étonnant, donc, à ce que Bayard considère que parler de livres est avant tout une manière de parler de soi.
Par ailleurs Bayard, qui n'est pas à un paradoxe près, trouve le moyen d'illustrer son propos tout en le contredisant. Il le contredit en appuyant ses démonstrations sur des analyses très détaillées de quelques textes dont il cite de longs extraits et dont on peut constater qu'il les a lus avec beaucoup d'attention, mais il l'illustre par toute son œuvre qui n'en finit pas, sinon de réécrire, du moins de réinterpréter les classiques de la littérature (Shakespeare, Agatha Christie, Dumas, Conan Doyle). Où l'on constate donc que le délire d'interprétation, quand il existe, s'appuie sur une solide connaissance du texte.
En mélangeant critique et fiction, Bayard se place dans la lignée directe de Borges, sur un mode intellectuellement stimulant et littérairement réjouissant.
Éditions de Minuit, coll. Paradoxe, 2007. - 198 p.
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1. Et croyez-moi, s'amuser en lisant de la critique littéraire est suffisamment rare pour être signalé. J'ai d'ailleurs lu, en faisant des recherches sur les travaux universitaires de Pierre Bayard, qu'on le crédite d'avoir inventé un nouveau concept de critique littéraire : la critique ironique.