L'idée ridicule de ne plus jamais te revoir - Rosa Montero
"La caractéristique essentielle de ce que nous appelons la folie, c'est la solitude, mais une solitude monumentale. Une solitude tellement grande qu'elle ne rentre pas dans le mot solitude et que vous ne pouvez même pas arriver à l'imaginer si vous n'y avez jamais mis les pieds. C'est sentir que vous êtes déconnecté du monde, qu'on ne va pas pouvoir vous comprendre, que vous n'avez pas de #Mots pour vous exprimer."
On ne dira jamais à quel point les livres savent nous réconforter quand nous en avons besoin, et à quel point la littérature est souvent un miroir de nos vies, un miroir pour se connaître, se comprendre et se revigorer. Témoin cet opus de Rosa Montero, qui est précisément tombé entre mes mains alors que je cherchais un baume pour mon âme endolorie.
Quand son éditrice propose à Rosa Montero d'écrire la préface d'un texte de Marie Curie, l'écrivaine espagnole vient de perdre son mari, et va trouver une certaine proximité dans ce journal de deuil écrit après la mort accidentelle de Pierre Curie. Elle dit elle-même avoir été "happée par cette lecture". Elle se lance dans l'exploration de la vie de Marie Curie. Ses lectures et commentaires donneront naissance à ce petite livre inclassable mais énergisant.
"L'envie de raconter son histoire à ma façon. L'envie d'utiliser sa vie comme un mètre étalon pour comprendre la mienne (...) L'envie de fureter aux quatre coins du monde, de mon monde, et de réfléchir à une série de #Mots qui éveillent en moi des échos."
Ce livre résiste en effet à toutes les tentatives de catégorisation : ni autobiographie, bien que l'auteure y parle beaucoup d'elle-même, ni réelle biographie, même s'il y est essentiellement question de Marie Curie, ce n'est pas non plus un livre sur la mort, même s'il s'interroge sur le deuil et l'absence radicale et définitive de l'être aimé. On peut y voir un manifeste féministe qui questionne la place de la femme, dans la société, dans la famille et dans le couple, on peut y lire une très belle histoire d'amour, on peut y trouver un exercice d'admiration envers une grande scientifique, mais aussi un éloge de l'écriture comme outil thérapeutique.
"Peut-être que l'écrivain est un type plus ou moins cinglé qui est incapable de ressentir sa propre douleur s'il ne feint pas ou ne la construit pas avec des mots. Avec ces mots qui collent les choses à leur place, qui complètent, qui consolent, qui calment, qui vous rendent conscients d'être vivant."
Ce texte est truffé de hashtags, soigneusement listés dans un index final, où ne trouvera d'ailleurs ni #Radioactivité, ni #Deuil, mais des concepts bien plus ésotériques tels que #HonorerSesParents, #FaiblesseDesHommes, #Coïncidences, et mon préféré : #Légèreté, que Montero définit comme la capacité à savoir profiter du moment présent.
Et ce qui surprend d'emblée dans ce livre, c'est le ton employé par l'auteure, un ton qui évoque l'oralité et la conversation, l'auteure s'adressant régulièrement directement au lecteur, s'émerveillant et s'exclamant avec enthousiasme sur les prouesses de son héroïne (qui fut aussi la mienne à l'adolescence), un ton qui fait que l'on entre dans ce livre comme dans un salon douillet où l'on est sûr de trouver un bon feu pour se réchauffer et une bonne histoire à entendre.
On y sent toute l'admiration que Montero a pour Marie Curie : son énergie, son talent, son ambition, les avanies quelle a subies en excellant dans un milieu très masculin. D'un côté il y a la femme de sciences qui cumule les découvertes et les récompenses, celle que l'on connaît le mieux et qui fut la première femme à entrer au Panthéon. De l'autre, se dessine le portrait d'une femme toute fragile, une amoureuse, une mère de famille, qui parvient à tout combiner tant bien que mal, portée par une sorte de force vitale assez exceptionnelle. Une âme de feu sous un costume d'austérité.
C'est un livre qui bouillonne de vie, mêlant l'intime à l'universel, le privé au public, le joyeux au dramatique, un livre qui nous rappelle que la vie palpite toujours, quelque part, même au plus profond de la nuit.
"Les êtres humains se défendent de la douleur insensée en l'ornant de sagesse et de beauté. Nous écrasons du charbon à mains nues et nous réussissons parfois à faire ressembler ça à des diamants."
PS : On apprend dans ce livre qu'il existe des mains "masculines", et des mains "féminines" ; et je découvre, donc, que j'ai la main masculine. Comme Marie Curie. Et, comme le dit Rosa Montero, c'est quand même formidable d'avoir un point commun avec Marie Curie, non ?
Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.
Points, 2016. 216 p.