Le Printemps des poètes 2016
"Loin de moi en moi j'existe
A l'écart de celui que je suis,
Ombre et mouvement en lesquels je consiste."
La 18e édition du Printemps des Poètes a décidé de mettre à l'honneur la poésie du XXe siècle, sous le titre "Le grand 20e". J'ai décidé d'en profiter pour évoquer l'un de mes poètes favoris, Fernando Pessoa (1888-1935). J'ai découvert Pessoa lors de mon premier voyage au Portugal, en 1992 ou 1993, et ce fut tout de suite le coup de foudre, et l'intime conviction d'avoir trouvé une âme sœur. J'aime les poèmes de Pessoa, et son très beau Livre de l'intranquillité, et sa vie me fascine : sa solitude, sa quête existentielle, ses hétéronymes, la malle de textes découverte chez lui après sa mort, ... Ses textes touchent quelque chose de si sensible en moi, de si proche, qu'ils me bouleversent complètement, et il me fut bien difficile de n'en choisir qu'un, alors j'en cite plusieurs, autant dire une goutte d'eau de son œuvre prolifique et polymorphe.
Analyse
Si abstraite est l'idée de ton être
Qui me vient en te regardant, qu'à laisser
Mes yeux dans les tiens, je les perds de vue,
Et rien ne reste en mon regard, et ton corps
S'écarte si loin de ma vue,
Et l'idée de ton être reste si proche
De la pensée que je te regarde, et d'un savoir
Qui me fait savoir que tu es, que, par le seul fait d'être
Conscient de toi, je perds jusqu'à la sensation de moi-même.
Ainsi, dans mon obstination à ne pas voir, je mens
L'illusion de la sensation et je rêve :
Je ne te vois pas, je ne vois rien, je ne sais pas
Que je te vois ni même que je suis, souriant
Du fond de ce triste crépuscule intérieur
En lequel je sens que je rêve ce que je me sens être.
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Dors cependant que je veille...
Laisse-moi rêver...
Rien en moi ne vient à sourire.
Je veux rêver de toi,
Et non point t'aimer
Ta chair paisible est froide
Au sein de ma volonté.
Mes désirs sont lassitudes.
Et je ne veux même pas tenir dans mes bras
Le rêve que j'ai de ton être.
Dors, dors, dors
Souriant comme absente...
Je te rêve avec une telle acuité
Que le rêve est un enchantement,
Et que je rêve en ne sentant rien.
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Il est enseveli, celui qui appartient à autrui.
Comme celui qui est à l'autre en lui-même enseveli.
Seigneur, ne pourrais-je de temps à autre
Ôter les menottes à mes propres mains ?
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Poèmes extraits de Cancioneiro, poèmes 1911-1935.
Traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quiliier.
Christian Bourgois éditeur, 1988. - 266 p.