Envoyée spéciale - Jean Echenoz
"Doit-on rappeler qu'il est déconseillé d'acheter les tournevis par lot, sachant qu'ils prennent très vite un mauvais esprit de groupe ?"
Dans la catégorie "Sans queue ni tête", je vous présente le dernier roman de Jean Echenoz, une histoire qui commence par une conversation un rien sibylline dans un bureau de la DGSE entre un vieux général et son bras droit. On comprend vaguement qu'il est question de "recruter" un quidam quelconque (ou plutôt "une"), aussi innocente que possible pour lui confier une mission secrète, après lui avoir fait subir un certain traitement préliminaire. Aussi, lorsque Constance, bourgeoise oisive et rêveuse, se fait enlever dans son tranquille 16e arrondissement de Paris (sous la menace d'un beau garçon couplé à une perceuse), on comprend qu'elle a été "élue". Son mari, célèbre compositeur de chansons, reçoit une demande de rançon qui ne le perturbe pas vraiment (le couple ne tient plus qu'à un fil qui ne demande qu'à rompre). Qu'importe. Constance, expédiée au fin fond de la Creuse, prend goût au jardinage et à la lecture du dictionnaire, et ne tarde pas à sympathiser avec ses geôliers, pendant que son mari, pas vraiment inquiet, s'envoie en l'air avec son avocate. Tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes burlesques si l'un des rouages de la mécanique ne venait à dérailler et l'hémoglobine se mettre à couler à flots.
"On oublie trop souvent que les jambes des femmes leur sont également utiles pour avancer : on les tient tellement pour des objets d’art qu’on tend à négliger cet usage fonctionnel."
Voici un bouquin qui démarre comme un roman d'espionnage, mais part très vite dans tous les sens. On y sent parfaitement la jubilation de l'auteur à écrire ce qui peut apparaître parfois comme un exercice de style. Des péripéties loufoques succèdent à des incidents insignifiants, des personnages apparaissent et disparaissent de façon totalement incongrue, l'auteur n'hésitant pas à s'en débarrasser de manière parfois très cavalière quand il ne sait plus trop qu'en faire. Plein de situations se retournent de façon parfaitement hilarante. L'auteur d'ailleurs ne semble pas très bien savoir lui-même où il va, enchaînant les digressions et empruntant tous les chemins de traverse qui se présentent, et nous baladant pas mal de droite et de gauche, des couloirs du métro parisien jusqu'en Corée du Nord. Au passage, il abuse de la métalepse, ce procédé littéraire que j'adore, par lequel le narrateur intervient dans sa propre histoire pour en faire le commentaire.
"Ici, nous avions prévu de retranscrire le détail de cette conversation. A mesure qu'elle s'échauffe et s'amplifie, nous avions même envisagé d'approfondir les sujets qu'elle aborde - évènements politiques, sociaux, culturels et bientôt intimes. Nous étions sur le point de le faire mais voici que tinte à la porte, en intervalle de tierce majeure descendante, le double gong de la sonnette."
Il est très drôle, Echenoz, il a le sens de la formule qui fait mouche, de la phrase bien tournée et de la situation cocasse. Et j'aime beaucoup sa façon de jouer avec ses personnages comme avec des Playmobil et de multiplier les clins d'œil à l'adresse du lecteur, faisant mine parfois de ne pas être maître de son propre roman :
"Objat observe leurs allées et venues - nous ne comprenons pas non plus, malgré notre omniscience, comment il a pu être informé de ce rendez-vous qui a l'air, ma foi, de se passer pas trop mal."
Sauf que ça finit par tourner un peu à vide, cette aventure. A force de vouloir écrire un roman sans colonne vertébrale, on liquide toute la tension dramatique (vous savez, ce truc qui fait que l'on tourne les pages avec fébrilité pour savoir ce qui va se passer), et le lecteur finit par se désintéresser quelque peu de Constance, de son mari, de ses ravisseurs, et de sa mission secrète. Donc, si j'ai adoré la plume distanciée d'Echenoz et le procédé narratif, qui fait passer l'auteur successivement du rôle de démiurge omnipotent qui tire tous les fils à celui de témoin dépassé par ses propres personnages, j'ai trouvé la dernière partie un rien languissante. Tout procédé a ses limites.
[Un papillon est salement maltraité dans ce roman ; c'était déjà le cas chez Olivier Rolin ; j'aimerais beaucoup que les écrivains cessent de maltraiter les papillons, bestioles inoffensives s'il en est.]
Le billet de Yan (qui a carrément vu dans ce roman la critique "d’une bourgeoisie parisienne à l’existence ennuyeuse et vide de sens fondée sur le paraître et un égotisme confondant") et celui de Nicole, fan absolue.
Les Editions de Minuit, 2016. - 314 p.