Le livre de Bolano - Éric Bonnargent & Gilles Marchand
"Le monde serait-il envahi de personnages de romans ? Et vous, êtes-vous certain de ne pas en être un ?"
Tout commence à Paris, quand Pierre-Jean Kauffmann, chauffeur de taxi clandestin, amnésique et alcoolique, trouve un livre oublié sur la banquette arrière de son taxi: Étoile distante de Roberto Bolano, un livre oublié par un éditeur (Christian Bourgois, pas moins !), un livre où Kauffmann trouve, glissée entre deux pages, une courte note manuscrite avec une adresse, celle d'Abel Romero, qui n'est autre que le personnage principal du roman. Comment un personnage peut-il avoir une adresse ? Pour en avoir le cœur net, Kauffmann écrit à l'adresse indiquée, à Barcelone. Et il reçoit une réponse. Abel Romero, qui n'est pas un grand lecteur, n'a jamais entendu parler de Bolano. Il est pourtant chilien comme lui, ancienne victime de la junte militaire comme lui, et exilé en Espagne comme lui. Plus troublant, il connait l'un des personnages emblématiques de Bolano : Arturo Belano, avec lequel il a mené une enquête à l'époque où il était encore flic. Intrigué, Romero se lance dans la lecture des romans de Bolano. Une correspondance s'instaure entre Kauffmann et Romero, chacun d'eux part en quête de ce qu'il appelle son "minotaure", cette bête qui le hante et qu'il n'ose affronter. Si Romero se plaint d'avoir trop de mémoire, Kauffmann n'en a plus. Pendant que l'un part sur les traces de son passé, de ce qui a provoqué son amnésie, l'autre part sur les traces d'un écrivain, mort en 2003, et de ses doubles.
"Car il n'est pas question que je me laisse dissoudre dans la fiction."
Quel formidable roman que celui-ci ! Un roman épistolaire en forme de labyrinthe et de miroir, qui fait un clin d'œil à Borges dès la page 23, interroge le thème de l'écrivain et de son double, et nous entraîne de Paris à Barcelone et de l'Espagne au Mexique, sur les pas de Bolano, et dans les entrailles de la création littéraire. Les auteurs n'en finissent plus de jeter le trouble sur l'identité des uns et des autres, sur la réalité même des uns et des autres. Qui est qui ? Qui écrit quoi ? Au passage, ils sèment sous nos pas des énigmes (que le lecteur résout souvent plus vite que les personnages eux-mêmes), mêlant l'hommage à la littérature (et notamment à l'œuvre de Roberto Bolano1, bien sûr) à l'enquête policière. Le réel et l'imaginaire, le vrai et le faux se croisent sans cesse, interrogeant le lecteur sur ce qu'est la littérature, et ce qu'est un écrivain.
"Le réel est anarchique, kaléidoscopique. Enfin, quand je dis le réel, je ne dis rien. Le réel n'existe pas, vous en êtes d'accord? Il n'y a pas de ligne de démarcation entre ce que d'un côté on appelle le réel, et de l'autre l'imaginaire."
Les deux auteurs, qui disent avoir chacun écrit une voix du roman, convoquent une succession d'écrivains qui tous semblent porter un masque (de Javier Cercas, auteur de L'imposteur à Antoni Casas Ros, créateur d'un personnage sans visage, en passant par Enrique Villa-Matas2 ou Thomas Pynchon que personne n'a jamais vu). Tout cela donne un peu le tournis, mais c'est un régal. Les personnages sortent des romans, et les écrivains sont tantôt des démiurges et tantôt des fantômes... Tout le roman n'est qu'une variation sur cette grande imposture qu'est la littérature, qui n'en finit plus de voler le réel, comme l'exprime Abel avec ironie :
"Bolano n'avait guère d'imagination, piochant dans la vie des personnes réelles pour en faire des pantins romanesques."
Tout écrivain est un imposteur, et nous sommes peut-être tous le personnage du roman de quelqu'un d'autre. J'ai a-do-ré.
"Moi, je ne suis le personnage d'aucun auteur, ni d'aucun roman. Pourtant je ne cracherais pas sur une petite figuration dans un chef d'oeuvre, si l'on me confiait un rôle à ma portée - mais je doute que cela arrive."
C'est Lily qui m'a donné envie.
Éditions du Sonneur, 2015. - 320 p.
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1 Que je n'ai toujours pas lu (shame on me), ce qui n'est absolument pas un problème pour apprécier ce roman.
2 Qui déclare ceci qui me fait hurler de rire : "Chacun de mes livres est un échec, mais il vaut mieux échouer à être Cortazar que réussir à être Douglas Kennedy."