Le paumé - Fatos Kongoli

« Le tigre mortifère les épiait tous. C’était l’époque où personne ne se sentait en sûreté. Ni les gens heureux dans leur bonheur, ni les malheureux dans leur peine. Ni les bourreaux, ni les victimes. Ni les sages, ni les fous. Ni les justes, ni les fripouilles. Tous redoutaient le tigre, tous se méfiaient les uns des autres. »
Et la poussière qui règne sur la ville, production intarissable de la cimenterie, n’est que métaphore de cette société figée dans la peur et dans l’ennui. Thesar est un anti-héros, condamné d’avance parce que son oncle a fui le pays, jetant le discrédit sur toute la famille. Il tente pourtant de résister, avec une sorte de courage désabusé et va se trouver spectateur d’une tragédie antique dont il n’est que l’un des figurants. Parce que son père a fait des courbettes pendant des années à un puissant fonctionnaire, Thesar est autorisé à entrer à l’université. Il s’y lie d’amitié avec un fils de ministre et tombe amoureux de la belle et sensuelle Sonia. Mais dans ce monde implacable où les faibles ne pensent qu’à prendre la place des forts et où les forts n’ont de cesse de piétiner les faibles, la roue tourne vite. Traîtrises, lâchetés, compromissions et veuleries. Les amours seront piétinées et les destins écrasés.
Ce roman (qui fut publié après la chute du régime communiste) n’a pourtant rien de sinistre. Le style en est limpide, d’un réalisme distancié vaguement teinté de mélancolie. Son héros nous touche par sa révolte à la fois impuissante et désespérée, tous les personnages en sont terriblement réels. Jamais un roman ne m’avait fait approcher d’aussi près la réalité oppressante de la vie sous un régime totalitaire. Je vous le conseille sans réserve.
Traduit de l’albanais par Christine Montécot.
Rivages Poche, 1999. — 187 p.