"The magic of pure feeling"
Le magazine Holiday, revue de luxe (written in english) dédiée au voyage, consacre son dernier numéro au Japon, le pays qui me fait le plus fantasmer en ce moment (voyage prévu pour 2016, si j'arrive à réunir toutes les conditions que je me suis fixées...). On y trouve, en plus de photos sublimes, des articles sur Mishima, Kenzo, le kabuki, le kimono... et, cerise sur le gâteau, page 264 : "Seventy-seven views of a japanese peregrination", où Éric Reinhardt évoque son séjour au Japon début janvier 2015.
Ce carnet de voyage est une collection subjective d'impressions ; il y est question des rues de Tokyo, de démographie, d'art (beaucoup), d'amitié, de gastronomie, du tsunami de 2011, de Paris (un peu), des films de Miyazaki, de l'île de Naoshima, de sensations (toujours). Et j'y ai retrouvé absolument tout ce que j'aime chez Éric Reinhardt : la sensibilité, l'intelligence, l'empathie, le regard curieux, presque enfantin, sur le monde.
"Standing back to look at it, your gaze relishing the velvety bumps on its luminous carapace, you feel an irresistible desire to stroke it with your fingertips and savor all of its tactile beauty. But this tactile beauty can only be experienced in the mind, because of course your hand isn't large enough to caress the entire height of the building with one sensual stroke, as it would a flacon: all you can do is stand on the sidewalk and place your fingers on one or two of the glass panes while scrutinizing their joints."
Ce voyage au Japon s'avère être pour l'écrivain une suite d'expériences sensorielles, vécues avec une candeur rafraîchissante et qu'il partage avec une totale simplicité. Il y a même, je trouve, une forme de réelle générosité à inviter le lecteur dans son monde, et à l'initier par le biais d'une approche purement sensitive à un art ultra contemporain qui pourrait faire un peu peur, tant il est généralement porté par un discours hyper cérébral, mais qui sous la plume d'Éric Reinhardt devient pure beauté, expérience, émotion.
"I told myself my visit to this place had been merely an illusion. The way I had imagined the positioning of my body inside the space with regard of the universal referent of the earth and the sky above it had been totally wrong-and I loved it; I loved discovering that in reality I had not experienced what I'd thought experiencing, that my senses had been totally manipulated, hoodwinked and exploited by the architecture, just as we can be manipulated and sent off on the wrong track by a story, a movie or a novel, with the game of subterfuge. Isn't it that precisely what art is about? Playing with our senses, leading them astray, gifting them singular experiences, depriving the individual of his bearings and throwing him off balance, making him enter unexpected states and, through these states, bringing him new knowledge?"
Mais oui, c'est tellement juste, c'est tellement ça, ce que l'on, ce que je cherche dans l'art en général, et dans la littérature en particulier, et c'est tellement ça qu'Éric Reinhardt lui-même arrive à faire avec ses mots : playing with our senses... Il a un talent inouï pour nous faire vivre ce qu'il vit, que ce soit une flânerie citadine, un dîner entre amis ou la visite d'un musée, et de nous transmettre les sensations qu'il éprouve (juste avec des mots, pas une image).
"It is vast, white, smooth, silent, empty and etheral. It is cold; you are inside the pure idea of a stark architectural space with no particular function, an abstract space reflecting nothing but itself and its artistic perfection. You hear the wind soughing through the foliage of the trees; you see the white clouds scudding across the sky through the opening of the ceiling. The feeling a visitor gets from his presence in this vast drop-shaped interior space is strange, addictive, metaphysical, for it is rare to find oneself in a place designed for the only sensation it is supposed to deliver, the sensation of its form alone, its formal singularity alone, as if the experience of the place as a place of experience were its only purpose for existing."
Je pourrais citer beaucoup d'autres extraits, tout m'a touchée dans ce texte de huit pages qui est une petite merveille de délicatesse, de sensations et d'émotions. Je suis presque sûre qu'il a été écrit en anglais tant j'y entends la voix d'Éric Reinhardt, son phrasé, et même ses adjectifs favoris ("diaphanous").
C'est amusant, parce qu'il y a quelques jours, alors que je relisais un passage de l'un de ses romans (le chapitre 11 de Cendrillon, que j'adore ; "Je recherchais la grâce, l'extase, la plénitude, la fulgurance"), je me prenais à rêver qu'Éric Reinhardt écrive un roman dont l'art serait le sujet principal. Et je suis presque exaucée. Ce n'est pas un roman et c'est très bref, mais ce texte achève de me convaincre qu'Éric Reinhardt aurait des choses passionnantes à nous raconter sur son rapport à l'art, car il est celui qui refuse d'enfermer l'art contemporain dans un ghetto élitiste, réservé à quelques happy few. Il est celui qui vous met l'art au creux de la main en disant : "goûte ! "
Et pour moi c'est toujours le même bonheur de le lire, même en version courte, même dans une forme non fictionnelle, et même en anglais. Un texte à découvrir, que l'on aime le Japon, que l'on aime l'art, ou que l'on ait juste envie de se laisser surprendre.
Ou que l'on aime Éric Reinhardt, tout simplement. And I do love Éric Reinhardt.
A japanese peregrination, by Éric Reinhardt.
In : Holiday, N°375 / The Japan issue, Spring/Summer 2015, pp 264-271.