Gains - Richard Powers
Rentrée littéraire 2012
Autant vous le dire tout de suite, j'ai eu un peu de mal avec le dernier roman de Powers, qui n'est pas le dernier d'ailleurs puisqu'il a été publié en 1998, et qui a pour objet de démontrer la soumission de la société moderne à la tyrannie de l'industrie. Powers y croise les destins de deux familles qui finissent par se rejoindre : celui des frèrs Clare, riches industriels, et celui de Laura Bodey, une mère de famille ordinnaire.
Au XIXe siècle, la famille Clare s'est enrichie dans le commerce triangulaire (acheter du rhum en Jamaïque pour le revendre très cher en Angleterre, racheter des savons anglais pour les revendre très cher à Boston), jusqu'à ce que les lois protectionnistes américaines ne les ruinent en augmentant les taxes sur les produits d'importation. Les frères Clare décident de fabriquer ce qu'ils ne peuvent plus acheter ailleurs : le savon, produit de base, s'il en est. En cent soixante-dix ans, la petite entreprise artisanale et familiale va devenir une multinationale de la chimie. Non seulement Richard Powers ne nous épargne aucun des détails de la fabrication du savon, mais il entreprend de nous raconter toute l'histoire de l'industrie : la révolution de la vapeur, la mécanisation et l'automatisation, le développement horizontal et vertical, le rôle stratégique des brevets, et leur corollaire la contefaçon, la recherche et l'innovation, la diversification (du savon aux désinfectants, des détergents aux pesticides), les débuts de la pub puis du marketing, les premiers conflits sociaux, l'introduction en bourse, la mondialisation et les délocalisations. Tout cela est passionnant, mais quand même très, très long.
D'autant que parallèlement, nous faisons la connaissance de Laura, mère de famille divorcée, agent immobilier et passionnée de jardinage. Entrée en clinique pour se faire enlever un kyste aux ovaires, elle apprend au sortir de la salle d'opération (et sans beaucoup de ménagement) qu'elle a un cancer. Commence alors un long calvaire. Et là aussi, Richard Powers ne nous épargne rien. Laura souffre, Laura vomit, Laura maigrit et perd ses cheveux, mais Laura est bien courageuse, d'autant qu'elle n'est guère aidée par ses médecins, ni par la Sécu puisqu'elle est américaine et n'a pas de Sécu. Heureusement, elle a un ex-mari très présent qui veut absolument comprendre ce qui arrrice à son ex. Et quand on sait que Laura vit à Lacewood, siège de l'une des plus grosses usines de pesticides du groupe Clare, on comprend assez vite où l'auteur veut en venir.
Heureusement, il y a la magnifique plume de Powers, très métaphorique, qui m'a portée jusqu'au bout de cette histoire, et c'est justement la fin qui est la plus intéressante, puisque l'auteur nous montre que si notre vie est aussi confortable aujourd'hui, aussi facile et aussi longue, nous le devons à toutes les innovations technologiques qui sont nées dans l'industrie, sauf qu'à un moment la machine a déraillé, sans doute le jour où les directeurs du marketing ont pris le pouvoir.
"Les techniques de fabrication et la qualité des produits n'étaient plus guère à l'ordre du jour. Ce qui comptait désormais, c'étair d'amener le consommateur à se gratter où ça le démangeait, à mettre en bouteille l'eau salée qui allait entretenir sa soif. [...] Que le produit soit utile ou de bonne qualité n'avait rien à voir à l'affaire. Ce qui comptait, c'était ce dont le public s'imaginait avoir besoin."
Et maintenant que nous avons bien profité et bien consommé, il va falloir payer l'addition.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claude et Jean Demanuelli.
Le Cherche-Midi, 2012. - 631 p.