Cendrillon - Eric Reinhardt
"Il désirait peser... exister... s'exprimer... condamner... refuser... contrarier... dévaster... devenir vivant... inventer un long poème opaque et radical, punitif et purificateur : un CARNAGE."
Le roman s'ouvre sur quatre personnages en train de courir vers leur destin : Laurent Dahl, un trader qui a pris un peu trop de risques avec l'argent de ses investisseurs, fuit dans un taxi vers l'aéroport de Roissy ; Thierry Trockel, terne géologue, fonce dans la nuit bavaroise en compagnie de sa femme vers un manoir isolé et un rendez-vous échangiste ; Patrick Neftel, sociopathe solitaire qui vit toujours chez sa mère, file vers Paris dans une voiture bourrée d'armes ; Eric Reinhardt, écrivain méconnu, court dans l'escalier à la poursuite de l'étrange voisine du quatrième étage.
Livre foisonnant et vertigineux, conçu comme un jeu de poupées russes, où une multitude de thèmes se déploient, se croisent, s'interpellent et se reflètent à l'infini, Cendrillon est à la fois un roman, le journal intime d'un écrivain et un manifeste existentiel, où se pose la question : comment devient-on ce que l'on est ?
Côté journal intime : nous sommes en septembre 2004, Eric Reinhardt vient de publier Existence dont il guette les critiques dans les journaux. Il s'installe a la terrasse du Nemours sur l'esplanade du Palais-Royal, prend des notes pour une conférence tout en contemplant les pieds des jeunes femmes, passe des heures sous la coupole de l'opéra en compagnie d'Angelin Preljocaj pour un travail autour du ballet Médée. Il est heureux, c'est l'automne, sa saison préférée, tout fait sens autour de lui et il se met à élaborer ce qui ressemble a une philosophie reinhardtienne de l'existence. La station de métro couronnée par Othoniel se transforme en carrosse royal, la petite porte du Palais (-Royal) en passage vers un monde enchanté et une jeune femme lui abandonne sinon sa pantoufle de vair du moins sa carte de visite.
Côté roman : Eric Reinhardt construit une histoire en forme de labyrinthe, qui est à la fois la suite de ses romans précédents et l'anticipation des suivants. On y retrouve Margot (Demi-sommeil), Marie Mercier (Le moral des ménages) et Thierry Trockel (Existence), on y croise Victoria de Winter et une jeune Bénédicte qui préfigure l'héroïne de L'amour et les forêts. On y retrouve surtout la figure du père faible et humilié, qui se délite complètement au fur à mesure qu'il passe du statut de père de Laurent Dahl à celui de Thierry Trockel puis de Patrick Neftel, produisant trois avatars du même fils : Laurent, l'adolescent idéaliste et rêveur, lecteur de Mallarmé, Lautréamont et James Joyce ; Thierry, qui faute de pouvoir séduire les jeunes filles qu'il convoite, se perd dans des fantasmes érotiques ; Patrick, brisé par un drame familial, qui transforme sa souffrance en révolte ; autant de personnages que l'auteur qualifie d' "avatars synthético-théoriques" de lui-même.
Côté manifeste, Cendrillon se révèle être la pierre angulaire de l'œuvre d'Eric Reinhardt, toutes les obsessions reinhardtiennes s'y déploient : femmes rousses, petits pieds et escarpins, soirées automnales, art, danse, enchantement, quête de l'absolu, nostalgie. L'auteur s'y met en scène dans un mélange d'impudeur et d'autodérision. Il y expose ses doutes, ses failles, sa dualité fondamentale qui est la "sève de son art" et son projet littéraire : montrer le délitement de l'homme moderne et la nécessité d'échapper à la réalité sociale par la conscience de l'instant présent.
Quand on aime l'œuvre d'Eric Reinhardt comme je l'aime, ce roman est un régal : un véritable palais des mille et une nuits, où il faut accepter de s'égarer et de se laisser enchanter, un coffre au trésor bourré d'histoires burlesques, poétiques, dramatiques ou inquiétantes. Eric Reinhardt peut être agaçant parfois (quand il ne fait pas assez confiance à son lecteur et se montre un peu trop démonstratif), ennuyeux jamais, virtuose toujours, quel que soit le sujet dont il parle. A travers les quatre personnages de ce roman, il aborde une multitude de thèmes (finance et ultra libéralisme, violence et terrorisme, amour, sexe et fantasmes, déterminisme social, ...) et livre une radiographie très sombre de la société moderne et de son effet délétère sur l'individu. Il y oppose son propre système basé sur la "primauté de la sensation" et l'exaltation du présent, qui mènent à l'enchantement.
"Etre réceptif à tout prix : voila le principal. Se mettre en condition d'être submergé à chaque instant par un quelconque phénomène extérieur. Etre attentif à tout, à la lumière, à l'architecture, aux autres, aux visages, à la foule, aux gestes, à la banalité, aux arbres, aux perspectives, aux paysages, aux cheveux; aux peaux, aux détails, à un reflet sur une vitre, à la beauté dissimulée, aux chevilles de sa voisine, au sourire de son voisin, aux oreilles de leur enfant. Attendre en théorie de chaque instant qu'il vous procure la grâce. Sortir de chez soi et regarder à chaque instant autour de soi au lieu de marcher dans sa tête. Regarder chaque jour celle que l'on aime avec la même ferveur, la même intensité que le premier jour. Etre attentif à tout. Etre réceptif à tout à chaque instant. C'est comme cela qu'on peut trouver de la beauté où le regard convenu n'en voit pas. C'est comme cela qu'on peut aimer la même femme pendant vingt ans sans éprouver la moindre lassitude."
Je pourrais parler de ce bouquin pendant des heures tant il m'a fascinée. D'ailleurs, je l'ai lu deux fois : chaque fois que je finissais un chapitre, je recommençais depuis le début, tant je le trouvais savoureux, et la construction en est extrêmement subtile. J'adore la façon dont Eric Reinhardt s'approprie le personnage de Cendrillon pour en faire un mythe à la fois personnel et universel, j'adore sa tentative de réhabilitation de l'automne (même au prix de la déconstruction de mon poème préféré de Baudelaire), j'adore comment il transforme un poème de Mallarmé en slogan révolutionnaire. J'adore comment il stigmatise la vacuité de la télévision et règle son compte à la critique littéraire. J'adore comment il mélange subtilement fiction et réalité, et j'adore son usage de la typographie. J'adore son énergie, son emphase, sa rage, son lyrisme, son humour, son ironie, la virtuosité avec laquelle il change sans cesse de registre.
Mais, plus que tout, j'aime qu'il ne dissocie jamais le côté lumineux du côté sombre de la vie moderne. L'enchantement est au coin de la rue. Sauf qu'il n'y a pas de baguette magique chez Eric Reinhardt : l'amour est un travail, l'art est un travail, la vie est un travail. Non, cette littérature là n'est pas lénifiante ni bien-pensante, c'est une littérature qui nous réveille, nous secoue, nous interroge. Et ça fait drôlement du bien.
"Je voudrais que mes livres soient comme des sortilèges, que leur pouvoir relève de la magie, de l'envoûtement, de la possession."
Mission accomplie.
Stock, 2007 ; Le livre de poche, 2008. - 640 p.