Mais leurs yeux dardaient sur Dieu - Zora Neale Hurston

Publié le par Papillon

"Moi chuis née en esclavage y a un boutte et c'était pas pour moi d'accomplir mes rêves des choses qu'une femme elle doit être et faire. Ça c'est un des empêchements de l'esclavage. Mais toi y a pas rien qui peut t'empêcher de désirer."
 

Voici encore un roman considéré comme un classique aux États-Unis et très peu connu en France, que les éditions Zulma ont eu la bonne idée de rééditer dans une nouvelle traduction. Il fut écrit en 1937 par une des premières autrices afro-américaines. C'est un article du Monde qui a attiré mon attention sur ce roman dont il faisait un contrepoint à Autant en emporte le vent, écrit à la même époque et se déroulant dans la période de l'après-esclavage, mais avec le point de vue des Noirs, ou plus exactement d'une femme noire.

Née d'un viol, et n'ayant jamais connu sa mère, Janie est élevée par une grand-mère ancienne esclave, libérée à la fin de la Guerre de Sécession. Pour éviter à Janie les ennuis que risque de s'attirer une belle jeune fille, sa grand-mère la marie très jeune à Logan Killicks, un paysan plus âgé et un peu fruste, susceptible de lui apporter la sécurité. Janie espère que l'amour viendra avec le mariage, mais comprend vite que pour son mari elle est moins une compagne qu'une domestique, qui doit s'affairer autant à la cuisine qu'aux champs. Pas étonnant, donc, qu'elle se laisse séduire par le premier bel homme qui passe et lui conte fleurette. Ce second mari, aussi fringant que séduisant, l'emmène en Floride, à Eatonville, première ville du pays entièrement habitée et gérée par des Noirs. L’ambitieux Joe Starks ne tarde pas à s'y faire élire maire et à y ouvrir une magasin d'épicerie. Cette fois, il y a de l'amour dans le mariage mais cela ne suffit pas ; Janie devient un bel ornement destiné à mettre en valeur un mari qui ne désire rien d'autre qu'une femme soumise (et qui attire le chaland), et ne supporte pas qu'elle ait sa propre personnalité. Il faudra à Janie un troisième mari pour être enfin être elle-même.
"Moi j'ai eu fini de vivre dans la manière de Grandma, et maintenant j'ai idée de vivre dans ma manière à moi."
Ce livre est aussi étonnant sur le fond que dans la forme. On y voit une communauté noire vivre son émancipation, et une femme noire qui croyait que la liberté ouvrait la porte de tous les possibles découvrir que ce n'est pas si facile quand on est une femme. Janie va s'affronter à tous ses maris, le premier la juge capricieuse, le second orgueilleuse et entêtée, seul le dernier se contente de ce qu'elle est. Le chemin de l'émancipation sera long et douloureux pour cette femme. Elle est une héroïne incroyablement moderne qui veut être considérée comme un être humain et non comme une catégorie. Ce n'est même pas une question d'égalité mais de dignité : "Moi ce que je veux c'est utiliser tout mon moi-même."
La langue du roman est tout aussi surprenante (et il faut rendre hommage au formidable travail de la traductrice Sika Fakambi) : lyrique et poétique dans les passages narratifs, elle retranscrit le dialecte des Noirs du Sud des États-Unis dans les dialogues. C'est un peu difficile pour le lecteur d'entrer dans cette langue (qui m'a fait penser au québecois moderne), mais elle donne un charme incontestable au roman et nous rend toute l'atmosphère du village, de ses anecdotes, de ses différents habitants, et de tous les rêves et désirs de son héroïne, que l'on va voir passer de l'adolescente rêveuse et un peu naïve à la femme mûre épanouie et indifférente aux ragots de ses voisins.
Et quelle formidable héroïne que celle-ci, féministe avant l'heure, qui avait juste "essayé de briller de sa propre lueur", et à qui la vie finira par offrir un amour à sa mesure, un amour qui lui permettra de s'affranchir des normes sociales.
"Toi t'es une chose à faire oublier à un homme de prendre de l'âge et le faire oublier de mourir."
Lu dans le cadre du Mois américain (Thème : Ladies first)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Titre original : Their eyes were watching God.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Sika Fakambi
Zulma, 2018 (1e éd. 1937). - 320 p.
 
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K
Samedi je l'ai vu en librairie d'occasion, et en vO! A feuilleter, les dialogues étaient 'avec l'accent' genre Gone with the wind (lu en VO aussi) mais comem tous les dialogues étaient en gros comme ça, j'ai senti que je me noierais rapidement (le truc c'est de lire avec l'oral en tête, on devine)
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P
Et je trouve que l'oralité est vraiment bien rendue en français.
C
comme Moka, la langue m'a perdue, et je n'ai lu que les 40 premières pages avant d'abandonner. J'avais envisagé d'essayer en VO, mais je ne suis pas super motivée.
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P
Je me demande si ce n'est pas encore plus difficile en anglais, avec ce langage très idiomatique...
M
Commencé. Puis reposé. <br /> Il faudrait que je persévère mais la langue a rendu ma lecture poussive de temps à autre. Je regrette de ne pas avoir insisté. Ce n'était sûrement pas le bon moment.
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P
Je ne suis pas surprise, le début est un peu déstabilisant... Mais il mérite le détour.
K
Je pense que je lirai en anglais, malgré ton bon point pour la traduction... comme je n'ai pas le même français que les européens, des fois, je me retrouve moins!
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P
Si ça peut te rassurer, la traductrice a étudié au Québec :-)<br /> Mais j'avoue que je me suis demandé qu'est-ce que ça pouvait bien donner en VO...
R
j'aime beaucoup Zulma...et lala tout un chouette livre...ouiii
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P
Chouette livre et formidable personnage !
I
J'ai l'intention de le lire, il était présenté comme un incontournable dans le numéro d'America consacré à la "race".. Très beau billet, en tous cas.
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P
Je n'ai pas lu ce numéro-là d'America, mais ils ont raison.
F
Intéressant (en plus, je n'en avais absolument jamais entendu parler, merci pour la découverte)... Zulma propose souvent des textes un peu hors normes. Noté ! Bon mois américain :-)
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P
Oui, Zulma a le chic pour mettre le doigt sur des pépites !
K
Je crois connaitre le nom de l'auteur, mais pas plus.
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P
Moi je ne connaissais même pas son nom...