Des vies à découvert - Barbara Kingsolver

Publié le par Papillon

"Quand les hommes craignent de perdre ce qu'ils connaissent, ils suivraient n'importe quel tyran qui leur promet de restaurer l'ordre ancien."
 
Barbara Kingsolver est une autrice que je suis les yeux fermés, et dont j'attends chaque roman avec impatience et gourmandise, quel que soit le thème abordé, parce que je sais qu'il sera forcément en résonance avec la société contemporaine. Et le dernier n'échappe pas à la règle.
 
2016 : Willa (qui doit son prénom à la grande Willa Cather) et son mari Iano (qui doit le sien à une famille immigrée grecque) s'installent dans une nouvelle maison à Vineland, New Jersey, héritée d'une vieille tante. Loin d'être un nouveau départ, cette installation est pour eux le symbole d'une déchéance. Ils ont dû quitter la Virginie, victimes d'une double faillite : lui, celle de son université ; elle, celle de son journal. Lui a retrouvé un poste moins qualifié ; elle doit devenir à contrecœur femme au foyer. Au moment où reviennent au bercail deux enfants adultes, un bébé et un grand-père aussi déglingué que xénophobe, Willa apprend que la maison tient à peine debout et que la mettre par terre reviendra moins cher que de tenter de la rénover.
 
1871 : cette même maison est déjà un souci pour Thatcher Greenwood qui vient de s'y installer avec sa jeune épouse, sa belle-mère et sa belle-sœur. Et ce n'est pas son seul tracas : il doit enseigner les sciences dans l'école locale, mais se heurte aux idées très conservatrices de son directeur (que l'on qualifierait aujourd'hui de créationniste) qui voue Charles Darwin aux gémonies et pour qui le seul manuel fiable est la Bible. Heureusement son goût pour la vérité scientifique va trouver un écho chez sa voisine Mary Treat qui étudie la botanique, fait des expériences avec des plantes carnivores et élève des araignées dans son salon.
 
Barbara Kingsolver met en parallèle deux époques où l'être humain a vu sa vision du monde profondément modifiée : darwinisme d'un côté, effondrement économique et écologique de l'autre. Et avec ces deux récits brillamment entrelacés, elle permet au passé d'éclairer le présent. J'ai beaucoup aimé l'idée de cette maison chancelante comme métaphore d'un monde en pleine mutation, que ce soit au plan personnel ou au plan de la société. Willa et Iano sont l'exemple type de la famille de la middle class qui assiste au naufrage de tous ses idéaux (on est à quelques mois de l'élection de celui qui n'est jamais nommé autrement que la Grande Gueule) et de la faillite du fucking american dream. Ils avaient beaucoup travaillé et croyaient avoir tout bon, et la crise a fait d'eux une famille pauvre qui doit compter chaque dollar et faire appel à l'Obamacare pour régler ses factures médicales. Et ils ont en ligne de mire la crise climatique qui remet en question le style de vie auquel ils sont habitués.
 
Entre leur fils, diplômé de Stanford et Harvard (ce qui lui a laissé une dette de 100 000 $) qui croit toujours à la loi de la finance et de la croissance, et leur fille, altermondialiste et écologiste convaincue, les discussions sont enflammées ; mais c'est elle, avec une sacrée dose d'empathie, qui va montrer concrètement à tous qu'un autre chemin est possible. Tout aussi ardentes seront les empoignades auxquelles devra se soumettre Thatcher, qui croit vivre dans une société éclairée mais découvre que sa ville est sous la coupe d'un tyran cupide, et dont l'esprit scientifique se trouve confronté à des gens qui refusent de remettre en question (et ce, quelles que soient les preuves qu'on leur présente) le modèle dans lequel ils ont toujours vécu, et se montrent incapables d'accepter la moindre critique. Là aussi, c'est une femme qui montre la voie vers une autre façon de regarder le monde et d'affronter la controverse. Dans les deux cas, on va voir la maison lentement se désagréger au fur et à mesure que la situation des différents protagonistes se complique, jusqu'à ce que, dans les deux cas, on prenne conscience que sans abri on voit la lumière.
 

Barbara Kingsolver a le don de donner chair et vie à ses personnages, et on a le cœur qui bat pour eux, tant on se retrouve immergé dans leur quotidien. Que ce soit au XIXe ou au XXIe siècle, on va voir l'obscurantisme l'emporter dans la société américaine, mais quelques individus clairvoyants et volontaires vont continuer à résister, chacun à sa mesure, et j'aime l'idée que ce sont les femmes qui donnent le petit coup de pouce essentiel à la transformation du monde. Un roman puissant qui soulève beaucoup de questions cruciales et se termine sur une belle note d'espoir.

Titre original : Unsheltered.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Martine Aubert.
Rivages, 2020. - 574 p.
 
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Commenter cet article
D
Oh, un nouveau livre de Barbara Kingsolver! J'aime tellement cette auteure que je ne peux que me jeter dessus! J'ai hâte de le découvrir.<br /> Daphné
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P
Pareil pour moi ! Et je pense que tu ne seras pas déçue...
C
Eh bien dis donc, comment résister? Je n'ai jamais lu Kingsolver, et là avec ces thèmes, voilà qui me fait très envie. Merci!
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P
C'est une autrice que j'adore, et celui-ci ne m'a pas déçu
V
je viens de noter le titre chez Nicole... tu confirmes! Mais quand vais-je le lire??
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P
C'est un pavé, mais il se lit très bien.
J
Il m'attend mais son côté pavé me refroidit pour l'instant.
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P
C'est un pavé qui se lit très facilement :-)
N
Je te lis en diagonale car je suis plongée dedans... Il me semble avoir lu quelque chose d'elle il y a très longtemps. En tout cas pour le moment ça se passe bien...
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P
J'attends ton avis avec impatience !
A
Contrairement à toi, je n'ai encore jamais lu cette auteure mais j'avais repéré ce roman-ci dans la RL2020. Il se pourrait bien que je me laisse tenter, car tu m'as mis l'eau à la bouche.
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P
C'est une autrice qu'il faut lire au moins une fois.
K
J'ai aimé ce que j'ai lu de l'auteure et ce roman ne devrait pas déroger !
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P
Il est très réussi, et très plaisant à lire.
D
Une auteure que je n'ai jamais lue, mais que tu me donnes carrément envie de découvrir !
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P
Tant mieux ! Elle a des préoccupations à la fois écologistes et féministes , donc elle ne peut que te plaire.
H
Je pense le lire même si j'avais moins aimé celui sir les papillons
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P
Je l'avais beaucoup aimé. Dans celui-ci il est aussi question de science mais de façon très différente.
K
Comme j'en suis à la moitié, j'ai pu lire ton billet sans crainte, oui, vraiment bon roman, et, comme toi, je la lis les yeux fermés (au point d'avoir acheté le livre en VO, écrit petit petit, ça ne va pas si vite)
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P
J'ai essayé une fois de la lire en VO, mais c'est vraiment trop ardu pour moi.