Comédies françaises - Éric Reinhardt
"La volonté raidit tout, c'est bien connu - il ne faut rien vouloir nettement, mais se mettre en situation de tout obtenir, presque en fermant les yeux. S'abandonner. Se faire confiance. Les choses les plus belles se produisent toujours naturellement, sans qu'on y ait songé."
Si je n'avais dû acheter qu'un seul livre de cette rentrée littéraire, j'aurais évidemment choisi le dernier roman d'Éric Reinhardt, dont j'adore le titre à double sens, qui fait autant référence à l'amour du théâtre du jeune héros qu'à d'autres comédies, plus politiques, qui se jouent au sommet de l'État. Mais n'allons pas trop vite...
Le roman s'ouvre, de façon assez originale, par l'avis de décès de son héros, mort à vingt-sept ans dans un accident de voiture, mettant d'emblée son histoire sous le signe de l'impondérable, du hasard, de l'instant décisif où tout bascule : accident, rencontre amoureuse, professionnelle, artistique ou décision politique ; un thème qui était déjà au centre du génialissime Cendrillon.
Dimitri Marguerite est né en 1989 et appartient donc à cette génération qui n'a connu que la crise et sait que le futur sera compliqué ; il n'en est que plus fasciné par les années 70 où tout semblait encore possible. Il est à la fois le fils d'enseignants communistes et le pur produit de "l'excellence à la française" : lycée Louis-le-Grand + Sciences Po Paris, et intègre très vite, suite à une série de hasards, un grand cabinet de lobbying. Il va y apprendre comment manipuler les parlementaires pour le plus grand bénéfice de quelques industriels, ou comment confisquer l'intérêt général au profit de quelques intérêts particuliers. [Ce qui était déjà l'un des thèmes d'un autre roman génial dont je ne cesse de vous parler : La Grève, d'Ayn Rand - mais je ne suis pas sûre que Reinhardt aimerait ce rapprochement...] Son travail heurtant ses convictions personnelles, Dimitri va très vite le quitter pour devenir reporter à l'AFP.
"Tu sais, j'ai toujours beaucoup rêvé, et beaucoup vécu dans ma tête. Je fais partie de ceux qui pensent que bien souvent, il vaut mieux rêver les choses, et les rêver à fond, que les vivre. On est souvent déçus par ce qui se produit."
Dimitri est un idéaliste, un rêveur qui préfère rêver sa vie que la vivre. Qui va d'exaltation en déprime mélancolique. Qui est à l'affut du merveilleux, du moment rare, de la rencontre exceptionnelle, de l'amour parfait. C'est un personnage qui erre, dans les rues nocturnes de Madrid, Paris ou Bordeaux, autant que dans sa vie professionnelle et amoureuse, un jeune homme qui se laisse constamment porter par le hasard. Le roman procède de la même manière : par déambulations nonchalantes ou accélérations nerveuses, entre les préoccupations amoureuses de Dimitri, ses questions existentielles, et ses enquêtes professionnelles, jusqu'à se cristalliser sur ce moment où le jeune reporter découvre que l'innovation technologique à l'origine de ce qui allait devenir le réseau Internet est due à un ingénieur français, travaillant en 1973 dans un laboratoire de recherche français, financé par le gouvernement français. Et que cette innovation a été bloquée suite au lobbying intense du plus grand industriel français de l'époque (et récupérée par les Américains - pas fous). Un moment décisif pour la révolution numérique à venir.
"Tu peux laisser passer ton destin sans t'en apercevoir. Ton destin il s'arrête sous tes yeux deux minutes comme un train - et comme un con tu regardes ton avenir sans comprendre qu'il faut vite monter dedans avant qu'il ne reparte."
Je crois avoir lu tout ce que Reinhardt a pu écrire et pourtant je continue d'être éblouie par sa plume, par sa façon étourdissante de raconter des histoires, par son talent à changer de registre, du plus lyrique au plus caustique, par sa capacité à plonger dans la conscience de son héros, à naviguer avec aisance de l'intime au sociétal, par son inventivité à trouver les métaphores les plus baroques, par son humour corrosif. Le seul chapitre 8 est un pur chef d'œuvre, tant dans la forme que sur le fond. Dimitri y imagine un roman qui aurait pour socle une rencontre improbable entre Max Ernst et Jackson Pollock en 1942, où le premier transmet au second le flambeau de la modernité en lui apprenant la technique du dripping qui fera de Pollock (que je vénère) l'un des plus grands peintres américains, et de New York le nouvel épicentre de l'art moderne. Moment décisif de l'histoire de l'art.
Roman du hasard, de l'imprévu et du ratage, Comédies françaises est un roman qui témoigne de la profonde compréhension du monde moderne de son auteur ; c'est aussi un texte très politique où il fustige les lobbys et une certaine bourgeoisie industrielle, toujours en train de chouiner sur son pauvre sort et qui laisse passer l'innovation du siècle. Mais pour moi, le vrai bonheur à lire Reinhardt, c'est d'abord le plaisir de la langue, la musicalité de ses phrases, l'énergie du récit qui m'entraîne à tourner les pages et font de ce roman une lecture parfaitement jubilatoire.
Gallimard, coll. Blanche, 2020. - 480 p.