"Tout ce que je vois rétrospectivement, c’est le chaos de l’histoire qui se répète à l’infini, qui se rejoue, se réinterprète, le monde, son cœur dégénéré palpitant sous nous, échouant, déconnant encore et encore, tout en poursuivant sa course autour du Soleil. Et au milieu de tout cela, des tribus, des familles, des peuples, autant de choses magnifiques qui s’effondrent, des débris, de la poussière, de l’effacement."
Quatre personnes dans une voiture qui roule sur les routes d'Amérique : deux adultes et deux enfants. Elle et lui, les parents, sont spécialistes du son et se sont rencontrés sur un projet de "paysage sonore de la ville de New York", ils sont tombés amoureux et ont formé avec leurs enfants (son fils à lui, sa fille à elle) une jolie famille recomposée. Mais leurs projets, de vie et de travail, ont divergé et ils savent que c'est leur dernier voyage ensemble. Ils ont quitté New York pour l'Arizona, lui pour y chercher les ultimes traces sonores des derniers Apaches, elle pour enquêter sur les enfants de migrants qui errent dans les déserts du Sud. Dans le coffre de leur voiture, quelques cartons contiennent leur documentation : livres, disques, photos.
Car ces parents essaient d'expliquer le monde à leurs enfants en s'appuyant sur des références littéraires et artistiques (que le lecteur trouvera parfois un peu ardues pour ces très jeunes esprits), et tâchent de leur transmettre le goût de documenter le présent pour éclairer le futur. Cette famille en voie de dislocation va trouver un écho dans les familles éparpillées du fait des migrations et/ou des déportations, d'aujourd'hui comme d'hier. Les récits du père (héroïsme des derniers Apaches dont on a volé les terres), et de la mère (destin dramatique des enfants réfugiés auxquels on refuse une terre), tout autant que leurs disputes au cours du long voyage qui mène en Arizona, vont infuser doucement dans le cerveau de leurs jeunes enfants assis à l'arrière du véhicule, nourrissant leurs jeux et leur imaginaire, et les incitant à se lancer dans leur propre quête.
Ce road trip familial qui voit défiler les états d'Amérique, les motels, les diners et les petits bleds aux noms improbables, fait converger plusieurs thèmes, convoque le passé pour éclairer le présent, brouille les cartes entre drame familial et tragédie sociétale, et mêle très habilement réel et fiction pour nous inciter à mettre nos pas dans ceux de tous les jeunes migrants qui s'égarent dans nos riches et égoïstes contrées, dans la quête éperdue de cet asile que nous leur refusons. Ce roman, très critique sur la politique migratoire des États-unis, hurle la nécessité de témoigner pour conserver la mémoire de tous ceux qui disparaissent en fuyant l'horreur et ne rencontrent que haine et indifférence.
"S’ils ne s’étaient pas fait attraper, ils seraient peut-être allés vivre avec des membres de leur famille, seraient allés à l’école, auraient fréquenté des terrains de jeu, des parcs. Mais au lieu de cela, ils vont être déplacés, renvoyés, effacés, parce qu’il n’y a pas de place pour eux dans ce vaste pays vide."
J'ai eu un gros coup de cœur pour ce beau et sombre roman, magistralement construit et écrit, et le terrible voyage des enfants perdus me hantera longtemps.