Le goût du large - Nicolas Delesalle
"Je revis chaque jour la leçon apprise auprès de Spyros : renoncer à l'efficacité pour profiter de la beauté. Ne pas courir partout sur le navire afin d'en connaître chaque recoin. Juste s'asseoir sur le pont et regarder la mer danser dans les lueurs du couchant sans plus penser à rien."
Lire des récits de voyage, c'est déjà voyager. Mais ce petit bouquin n'est pas un récit de voyage comme les autres, parce que Nicolas Delesalle n'est pas un voyageur comme les autres. Ni aventurier, ni touriste, il ne choisit pas toujours où ses pas l’entraînent. Grand reporter, il parcourt pourtant le monde, dans ces endroits où ni vous ni moi n'irons jamais (ni n'avons envie d'aller), pour rendre compte de ce qui s'y passe et n'est pas toujours reluisant : de guerre en révolution et de famine en séisme. Ce récit n'est pourtant pas non plus un journal de reportage, c'est plus subtil que ça : des anecdotes vécues et glanées au fil des années qui dessinent les coulissent d'une vie de reporter, ces moments hors champs qui échappent au lecteur (Nicolas Delesalle écrivait dans Télérama, avant de se consacrer à Ebdo).
"On ne devrait pas trop s'approcher des choses qu'on imagine. On devrait les laisser au loin, intactes."
C'est à l'occasion d'un séjour sur un cargo voguant d'Anvers à Istambul que l'auteur se livre au jeu de la mémoire. Neuf jours sans escale, neuf jours sans famille ni collègues, sans téléphone ni internet, neuf jours de silence pour écrire. Alors qu'il assiste, dans le port d'Anvers, au chargement de milliers de conteneurs de toutes les couleurs renfermant des marchandises de toute nature, il se compare lui-même à un porte-conteneurs. Lui aussi recèle des milliers de boites pleines d'images et de souvenirs. Pour nous, il les ouvre une à une. Surgissent des lieux qui ont un jour ou l'autre fait la une de l'actualité, Kobané, Tombouctou, Gaza ou Kaboul, et jaillissent des moments décalés ou dramatiques, des rencontres qui témoignent que l'humanité est partout la même, du Nord au Sud, et de l'Orient à l'Occident : les mêmes angoisses et les mêmes joies.
"Le courage ? Peut-être une énergie libérée par l'intensité de l'instant, un vide mental qui vous projette sur une trajectoire impossible."
J'ai beaucoup aimé la plume de Nicolas Delesalle, et notamment son sens de la métaphore ; le ton est tendre, drôle, bourré d’autodérision. Et j'ai aimé l'alternance du temps long, celui du voyage en cargo, le temps du silence, de la réflexion et de la contemplation, et des temps courts, le temps du reportage, de l'urgence, de la peur souvent, de l'absurde parfois, de l'aventure toujours. Nicolas Delesalle donne à voir un kaléidoscope coloré, épicé et bruyant du monde fracassé d'aujourd'hui, qui balance sans cesse du tragique au burlesque. Derrière le regard curieux et distancié du journaliste se profile pourtant celui de l’écrivain, toujours prêt à bâtir une fiction derrière la banalité ou l’opacité du réel. Et ce n'est pas tant le goût du voyage qu'il nous donne que celui de l'autre, dans sa différence et sa diversité, parce que chaque être est un ailleurs à explorer. Très jolie découverte.
"Il est toujours malaisé de faire la différence entre ce que tricote l'imagination avide de sensations et le réel con comme un poteau."
Le Livre de poche, 2018. 288 p.