L'homme nu - Marc Dugain & Christophe Labbé

Publié le par Papillon

La dictature invisible du numérique
 
"En Chine, on considère déjà les États-Unis comme la nation dominante d'hier et Google comme la nation dominante de demain."
 
 
Comment sera ce nouveau monde que bâtissent les géants du numérique et dans lequel ils nous entraînent un peu plus chaque jour ? Telle est la question que se sont posé les deux auteurs, l'un écrivain et l'autre journaliste, en analysant les visions et les pratiques de ces firmes, américaines pour la plupart, qui nous promettent "un monde meilleur" et prennent, doucement mais sûrement, le contrôle de nos vies et du monde, pour le meilleur (le leur) et pour le pire (le nôtre), grâce à une mine d'or : les montagnes de données que nous laissons tous sur le net en surfant, cliquant, likant, etc. Ces données massives ou big data sont collectées, analysées, soumises à de puissants algorithmes, dans le but de mieux comprendre nos comportements, de les prédire et de nous gouverner à notre place, avec un objectif purement commercial, bien évidemment. Nous nous soumettons ainsi à une transparence totale, sans toujours en mesurer les enjeux et les risques. Or, par le biais de nos smartphones et de nos ordinateurs connectés, les multinationales des nouvelles technologies savent tout de nous : contacts et emplois du temps, goûts alimentaires ou artistiques, pratiques sportives ou sexuelles, opinions politiques et états de santé, des données qui constituent une manne financière dans la mesure où elles peuvent être vendues et revendues à des fins pas toujours honorables. Il y aura toujours une société, un état ou un individu prêt à payer pour savoir ce que nous mangeons, ce que nous lisons, ce que nous écoutons, qui nous aimons, où nous passons nos week-end et avec qui, ce que nous votons, etc. La mine est inépuisable.
 
"En entrant sur le réseau, nous scellons, sans le savoir, une sorte de pacte avec le diable : notre identité numérique contre des services en libre accès, toujours plus personnalisés. La valeur marchande de l'individu 2.0, n'est plus sa force de travail mais son identité numérique qui sera revendue plusieurs fois, comme on le faisait sur les marchés aux esclaves."
 
Les deux auteurs annoncent d'emblée qu'ils ne s'intéressent pas aux aspects positifs de la révolution numérique. Il y en a, ils sont connus et largement commentés. Eux se sont attachés à enquêter sur la face sombre du paradis numérique annoncé. Ils expliquent comment, depuis le 11-septembre, la menace terroriste est toujours prise comme prétexte pour augmenter la surveillance des individus. Or, ce sont les États-Unis qui contrôlent les big data : "Apple, Microsoft, Google ou Facebook détiennent aujourd'hui 80% des informations personnelles numériques de l'humanité". Et ces sociétés marchent main dans la main avec les agences gouvernementales de renseignements pour nous surveiller, sachant que nous leur donnons volontairement (quoique pas toujours consciemment) nos données les plus personnelles. Le rêve des géants de la tech est de tout prédire, de supprimer le hasard et l'imprévisible, dans tous les domaines : consommation, santé, finances, sécurité, politique, en somme de penser à notre place et de piloter nos moindre actions. Ces gens estiment que l'humain étant très imparfait, il faut le remplacer par la machine. Au passage on lui enlève sa liberté, son libre-arbitre et jusqu'à son esprit critique. Au passage aussi, on s'affranchit de l'État : "derrière la cool attitude des pionniers du numérique transparaît la volonté d'en finir avec la démocratie devenue encombrante" : plus d'État, plus de frontières, plus de règles et ... plus d'impôts.
 
"Mieux qu'un conseil municipal encombré par le débat politique, la cité radieuse s'autogère sans idéologie. Son unique programme est la rentabilité du temps et de l'espace. Une ville sans citoyens donc, peuplée uniquement de consommateurs dont il faut optimiser les achats. Un univers marchand parfait."
 
Le monde qui se dessine au fil des pages ressemble à l'un des pires cauchemars imaginés par la science-fiction, et pourtant ce n'est plus de la science-fiction, c'est aujourd'hui et c'est demain : des humains transparents, rendus dépendants et abêtis par l'hyper-connection, remplacés dans leurs emplois par des robots intelligents, un pouvoir politique délégué à quelques mutinationales ultra-riches, et plus beaucoup de contre-pouvoirs pour renverser la vapeur. Les auteurs montrent comment le mythe de la caverne de Platon est devenu réalité : nous préférons les images animées qui s'agitent sur nos écrans au monde réel qui nous entoure, pendant que s'organise en coulisse la mainmise sur nos vies et nos esprits, et que les nouveaux maîtres, eux, rêvent de vie éternelle, alors que je me demande, moi, quel pourrait être l'intérêt de vivre dans un monde aussi déshumanisé et dénué de toute sensibilité et de toute conscience ? "Il n'y a plus de place pour l'imperfection. Donc pour l'humain."
 
J'ai retrouvé dans cet essai, très bien écrit et documenté, qui se lit comme un roman, pas mal des thèses développées par Eric Sadin dans La Silicolonisation du monde, mais il me semble que Marc Dugain et Christophe Labbé vont un peu plus loin dans l'horrifique, dans le sens où ils montrent que le mouvement impulsé par les multinationales du numérique avance tel un bulldozer que personne ne semble plus pouvoir arrêter, qu'il devient de plus en plus difficile de lui échapper sous peine de se marginaliser, que son pouvoir est déjà immense et que son dessein s'opère dans une quasi indifférence (et une totale opacité), tant il semble toujours séduire plus qu'il ne révulse. Cela dit, on a un peu envie de relativiser le propos car l'efficacité prédictive des algorithmes est encore loin d'avoir fait ses preuves, et quelqu'un va bien finir par s'en apercevoir... Il n'est cependant pas inutile de lire cet essai : pour prendre la mesure de la dangerosité potentielle de l'ogre numérique avant qu'il ne soit trop tard. Il est peut-être temps d'ouvrir les yeux sur la réalité du monde (pas si) merveilleux qui nous est promis.
 
"Ils déposeront leur liberté à nos pieds et nous diront : faîtes de nous vos esclaves, mais nourrissez-nous." (Dostoievski, Les Frères Karamazov)
 
Robert Laffont & Plon, 2016. - 320 p.
 
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D
Bonjour Papillon, j'ai lu ce livre il y a quelque mois. Même si je suis d'accord avec eux. Je trouve qu'il manque le pendant, une ou des solutions. C'est d'une noirceur absolue et on se dit que l'on vit une drôle d'époque. Bonne journée.
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P
C'est vrai qu'il est très négatif, mais c'est pour faire contrepoids à tous les trucs formidables qu'on nous raconte sur l'univers numérique.
M
Ta citation de Dostoievski me fait penser au dernier roman de Margaret Atwood, "C'est le coeur qui lâche en dernier".
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P
Je ne l'ai pas encore lu, mais j'ai très envie depuis le billet de Cuné.
M
Je ne sais pas si j'ai envie de lire ça en ce moment bien que le sujet m'interpelle évidemment.
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P
Je trouve que c'est important de savoir ce qui se cache derrière la magie du web...
N
Comme Aifelle, j'ai entendu Marc Dugain en parler à plusieurs reprises et c'est à la fois fascinant et inquiétant. C'est vrai qu'on a l'impression de signer un pacte avec le diable sans trop savoir de quelle sorte sera le retour de bâton...
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P
C'est pour ça que je trouve intéressant que des gens nous ouvrent les yeux sur ce qui pourrait arriver. Être plus vigilant ne peut pas nous faire de mal.
M
Bien tentant forcément, quoiqu' à peine revenue je risque de refermer mon blog fissa !
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P
Ou de jeter ton smartphone, si tu en as un !
A
J'ai entendu Marc Dugain s'exprimer sur ce livre à la radio et ça fait franchement froid dans le dos. Je laisse le moins d'infos possibles sur les réseaux sociaux, parce que je suis d'une génération qui se méfie, mais les jeunes foncent dedans sans trop de recul. Je me dis quand même qu'il y aura des réactions un jour contre cette hyper-numérisation et contrôle de nos vies. Je ne le verrai pas, mais la vie est quand même un mouvement de balancier et il s'inversera, du moins je veux y croire.
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P
Il y a déjà des réactions, mais je les trouve bien modérées au regard du danger qui nous guette. Et, comme tu le dis les jeunes foncent dedans sans se poser de questions, ils ne voient que le côté ludique. Je ne sais pas trop ce qui pourrait leur faire ouvrir les yeux...