La salle de bal - Anna Hope

Publié le par Papillon

"Pourquoi ? C'est quoi, ta façon d'être ?
- Oh. Toute de travers, répondit Clem avec un sourire fugitif. Je suis toute de travers."
 
 
Dans Le chagrin des vivants, premier roman d'Anna Hope, un dancing occupait une place centrale, devenant le lieu de l'oubli et de tous les désirs, que libérait le jazz naissant. La danse est encore un élément clé de ce deuxième roman qui se déroule à la même époque, mais dans l'un de ces lieux que l'on rencontre rarement en littérature : un asile d'aliénés
 
"Il y a trois façons de sortir. Tu peux mourir. C'est facile. Les gens meurent tout le temps. Tu peux t'enfuir. Presque impossible. Ou tu peux les convaincre que tu es suffisamment saine d'esprit pour partir."
 
Début 1911 une jeune ouvrière est conduite à l'asile de Sharston sans bien comprendre ce qui lui arrive. Dans un moment de révolte et de désespoir elle a cassé l'une des vitres de la filature dans laquelle elle épuise sa vie depuis l'âge de huit ans. Mais à cette époque, il en faut peu pour être qualifié de malade mental, surtout si l'on est issu de la classe ouvrière. Ella est examinée par le Dr Charles Fuller qui lui témoigne bien peu d'empathie. Le jeune médecin, épris de musique et fasciné par les thèses eugénistes, a entrepris de moderniser l'asile de Sharston, notamment en jouant de la musique aux patients. Car il y a dans ce lieu de désolation, où les patients sont traités davantage comme des détenus que comme des malades, un orchestre, et les résidents les plus raisonnables sont invités à participer à un bal tous les vendredi soir, seule occasion où les hommes et les femmes se rencontrent, et grand moment de défoulement pour tous. Ella va y faire la connaissance de John, paysan irlandais qui souffre de mélancolie depuis la mort de sa petite fille. Parce qu'il la trouve trop pâle, il entreprend de lui écrire pour lui raconter les beautés de la nature, lui qui a la chance de travailler aux champs, tandis qu'elle est confinée à la blanchisserie. Un amour timide et hésitant va naître entre ces deux êtres désespérés, un amour fragile et improbable, tissé de mots d'une grande sensibilité et d'un rêve commun de liberté et de recommencement, pendant que leur médecin s'applique à mettre en pratique ses théories et à les diffuser auprès de gens influents.
 
"...avec comme seul horizon l'éternité des jours à venir pendant que tout s'échappe de soi, et puis s'endormir, en être châtié, et les fenêtres tellement embuées qu'on ne voit jamais le ciel."
 
Les trois voix de John, Ella et Charles alternent pour nous faire vivre cette caniculaire année 1911, où les tensions et les désirs s'exacerbent, provoquant agressivité et frustration, alors que l'Angleterre est en proie à de violents mouvements sociaux. A travers la vie quotidienne de cette communauté déglinguée, où l'on se demande souvent qui sont les véritables malades mentaux, Anna Hope dévoile toute la maltraitance de la société envers les plus faibles : maltraitance dans la famille, à l'usine ou à l'asile, une société où toute révolte, même minime, contre l'ordre social est vue comme une preuve de faiblesse d'esprit, une dangerosité qui nécessite qu'on la mette à l'écart. C'est pour protéger la structure sociale et préserver la "pureté de la race", que cette société a élaboré les théories eugénistes : la maladie mentale comme tare héréditaire des classes laborieuses, la stérilisation comme méthode radicale de réduire la pauvreté, la révolte sociale envisagée non comme le résultat de l'oppression des classes dominantes mais comme le symptôme de cette faiblesse d'esprit. Mais l'idée d'un homme supérieur que défend Charles va être mise à mal quand il se comparera à ces soi-disant faibles d'esprit bien mieux bâtis et bien plus solides que lui (Qu'est-ce qu'un homme supérieur ? Celui qui a la force, la culture ou le pouvoir ?), et quand il sera lui-même confronté à des désirs qui lui semblent inavouables. On découvrira peu à peu (mais à quel prix...) que le fou n'est pas celui que l'on croit.
 
"A quel point la beauté de la vie et du monde le frappait comme une fièvre parfois, mais à quel point tout était entaché par la haine."
 
J'aime les auteurs qui entrelacent aussi habilement petite et grande histoire, questions politiques, théories scientifiques et drames humains, démontant au passage certains de nos préjugés et nous incitant à ne pas nous arrêter à la surface des choses. Et Anna Hope a une plume merveilleuse, à la fois réaliste et délicate, qui décrit admirablement un monde tout en contrastes. On s'y croirait, dans cet enfer, dont on sent autant la chaleur étouffante que la détresse mortifère. A la brutalité et à la cruauté de l'asile s'opposent pourtant l'exubérance et la beauté de la nature, l'amour se confronte à la haine, à la jalousie et au ressentiment, la poésie se raille de la rudesse du monde, la tendresse libère quand la frustration enchaîne. Anna Hope rend à ces aliénés toute leur humanité, leur beauté singulière et leur sensibilité. Un grand roman et un gros coup de cœur.
 
Le billet tout aussi enthousiaste de Cuné.
 
Traduit de l'anglais par Elodie Leplat.
Gallimard, coll. "Du monde entier", 2017. - 390 p.
 
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C
Très bonne critique! J'ai beaucoup aimé aussi, le contenu historique en particulier est terrible mais très intéressant.
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K
J'avais bien aimé Le chagrin des vivants et tu parles très bien de celui-ci, je le lirai volontiers.
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P
Encore meilleur que Le chagrin des vivants, à mon avis. Une plume magnifique.
G
Je me souviens que j'avais été tentée par le chagrin des vivants, je suis très tentée (surtout avec un titre qui nous induit en erreur dès le début finalement), tout ce que tu en dis me plait ; la petite et la grande histoire et les destins croisés dans les univers contrastés. Finalement les livres qui se passent dans des asiles, souvent c'est un peu le monde en pire, comme un miroir déformant des gens normaux.
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P
Ah oui, c'est sûr que si on ne se fie qu'au titre, on est très surpris du contenu ! Mais quel beau roman ! J'avais déjà bien aimé le précédent (déjà assez sombre) et celui-ci m'a semblé encore plus réussi. Et tu as raison pour l'asile et c'est ça qui fait un peu peur au départ : nos pires travers mis à nu...
V
Comme je n'avais pas aimé le précédent, j'hésite encore. Je trouve que l'asile se répand en littérature mais c'est souvent intéressant donc le thème me tente.
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P
Je le trouve meilleur que le précédent, avec des personnages magnifiques.
J
Un gros coup de cœur, ça se note forcément !
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P
ça se note et ça se lit :-)
L
je suis certaine de le lire , son précédent roman a obtenu un coup de coeur à notre club de lecture.
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P
Je suis certaine que tu auras aussi un coup de cœur pour celui-ci.
A
J'avais beaucoup aimé le premier et je ne pense pas résister à celui-ci !
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P
Il me semble que celui-ci est encore meilleur !
N
Donc on dirait bien qu'elle confirme après le superbe Chagrin des vivants... (en fait je n'en doutais pas, acheté dès sa parution :-) ). Je me réjouis de le lire tout bientôt.
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P
Elle confirme complètement, et elle s'empare d'un sujet délicat qu'elle traite remarquablement bien.
L
Ça me fait penser au magnifique "Esme Lennox", et tu n'es pas la seule à en dire le plus grand bien. J'ai son premier roman, je commencerai peut-être par lui du coup.
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P
Son premier roman était déjà très réussi, sur un sujet difficile. Celui-ci est encore mieux. Elle crée toujours des personnages formidables et sait recréer l'atmosphère de l'époque.
D
Ma libraire m'avait déjà dit le plus grand bien de cette auteure. Il se pourrait bien que je le lise...
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D
Mais vous êtes liguées ! Ma libraire m'en a encore parlé ce soir ! A vrai dire, La salle de bal est au pied de mon lit. La question est : à quel moment ce livre va-t-il gagner le sommet de ma pal ;-)
P
Il faut absolument lire Anna Hope !