Dans la forêt - Jean Hegland
"Aussi retounais-je aux romans pour me nourrir de pensées et d'émotions et de sensations, pour me donner une vie autre que celle en suspens qui était la mienne. "
Comment continuer à vivre quand tout ce qu'on a toujours connu disparaît peu à peu ?
Nell et Eva ont toujours vécu dans la forêt. C'était un choix de leurs parents de vivre à l'écart de la petite ville de Redwood en Californie. Ils éduquaient leurs filles à la maison avec un seul mantra : "Ta vie t'appartient". L'une veut être danseuse, l'autre rêve d'entrer à Harvard. Leur monde commence à se déglinguer quand leur mère meurt assez soudainement d'un cancer. Puis, sans que cela ait un rapport, c'est tout le reste qui se délite : des pannes d'électricité de plus en plus fréquentes et de plus en plus longues, des coupures de téléphone et d'internet, un père mis en congé plus tôt que d'habitude, des salaires non payés. Les rares fois où elles vont encore en ville elles observent que les magasins se vident, les gens partent, des rumeurs circulent : crise économique, écologique, politique, une guerre fait rage quelque part, mais loin. Puis c'est l'essence qui vient à marquer, et les voilà coincées dans la forêt. Heureusement la prévoyance du père a rempli le garde manger de conserves et bocaux. Mais le père disparaît à son tour. Alors elles attendent, patiemment, que les choses redeviennent normales, économisant le savon, le thé et les paquets de riz. Eva continue à danser, même sans musique, pendant que Nell lit l'encyclopédie de A à Z pour préparer son entrée à l'université.
"On tient le coup, jour après jour, et tout ce qui nous menace, ce sont les souvenirs, tout ce qui me fait souffir, ce sont les regrets."
Puis il y aura une irruption de la violence dans leur vie, et avec elle la peur. Et il semble que la peur soit plus difficile à vaincre que la faim. D'une seul coup, Nell comprend que la normalité ne reviendra pas : ni le courant, ni le téléphone, ni l'essence, ni le reste. Il n'y aura jamais de Harvard ni de San Francisco Ballet. Il va falloir apprendre à vivre autrement.
"Pourtant, il y a une lucidité qui nous vient parfois dans ces moments là, quand on se surprend à regarder le monde à travers ses larmes, comme si elles servaient de lentilles pour rendre plus net ce que l'on regarde."
J'ai adoré la fable en forme de métaphore qui sous-tend ce roman post-apocalyptique : quand le vieux monde que tu as toujours connu s'effondre, plutôt que de le retenir, il faut songer à en bâtir un nouveau. Un défi qui est un peu le nôtre aujourd'hui, alors que le roman date de 1995. Et si la première partie est un poil trop longue, la seconde est une véritable élégie à la nature dont les deux sœurs, et surtout Nell, vont (re)découvrir toutes les richesses et toutes les potentialités. Elles vont réapprendre à vivre comme vivaient les Indiens avant que la civilisation ne débarque, une vie plus saine, plus primitive, plus naturelle. Et par la magie du verbe l'auteure nous transporte littéralement dans cette forêt : couleurs, odeurs, saveurs, bruissements et effleurements dessinent un univers que nous apprivoisons au même rythme que les deux jeunes héroïnes. Ce roman est à la fois un grand bol de chlorophylle et une grosse bouffée d'optimisme.
"Je suis juste un noyau, un grain, un bout de charbon de bois enfoncé dans un morceau de chair qui respire, qui écoute la pluie. Ma vie emplit cet endroit, elle n'est plus pauvre, ni perdue, ni volée, ni n'attend plus de commencer."
C'est Cuné qui m'a donné envie.
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Josette Chicheportiche.
Gallmeister, coll. Nature writing, 2017. - 304 p.