Ma vie dans les Appalaches - Thomas Rain Crowe

Publié le par Papillon

"Être à sa place (ne faire qu'un avec le lieu) signifie vivre l'instant présent, être dans l'instant. En vivant dans la nature, dans une contrée sauvage, je suis vraiment à ma place. Là n'existe QUE le moment présent."

Il y avait bien longtemps que je n'avais pas lu de Nature writing, mais je suis gravement en manque de chlorophylle et j'ai pensé qu'un petit tour dans les bois ne me ferait pas de mal. D'autant que ces bois-là, dans les Appalaches, ne me sont pas totalement inconnus, j'y suis allée plusieurs fois déjà, grâce à Barbara Kingsolver et Ron Rash. Et je les ai traversés aussi, en stop, à l'époque où Thomas Rain Crowe y vivait, mais ceci est une autre histoire... Crowe, lui, y a fait l'expérience de la vie en solitaire.
 
Poète de vocation, Thomas Rain Crowe a pas mal bourlingué dans sa jeunesse, aux États-Unis et en France, et a vécu un certain temps en Californie ou il a fréquenté les écrivains de la Beat generation, notamment Gary Snyder, qui fut aussi le mentor de Jack Kerouac. Un jour il a été saisi du besoin de rentrer chez lui, au pays de son enfance : la Caroline du Nord, pour vivre seul dans une cabane au fond des bois. L'expérience qui devait durer un an en a duré quatre, qu'il raconte dans un récit plein de pudeur et de vie. Son récit n'est pas linéaire, mais s'organise en chapitres thématiques. Les premiers sont très pragmatiques, parce que vivre en autarcie dans les bois nécessite un peu d'organisation, beaucoup de travail et pas mal de connaissances pratiques. Crowe n'a bien sûr ni voiture, ni frigo, pas même l'eau courante ou l'électricité. Il va lui falloir creuser un cellier sous la cabane pour y stocker le fruit de ses récoltes, labourer et semer son champ pour produire suffisamment de légumes pour se nourrir toute l'année, apprendre à entretenir ses outils, couper du bois en provision pour l'hiver, apprendre à pécher la truite dans la rivière, installer une ruche et attraper un essaim d'abeilles, et même apprendre à fabriquer sa propre bière. Toute sa vie économique repose sur le troc : son travail contre les connaissances de ses vieux voisins, quelques pots de miel en échange du prêt d'un tracteur ou d'un camion. Il va développer l'art de la débrouille et de la récupération.
 
"Quand le sarrasin est en fleur, les abeilles de mes ruches, et leurs parentes venues d'on ne sait où, recouvrent le champ, butinent le pollen tout en ne cessant de chanter. Les tonalités et les accords subtilement variés des milliers d'abeilles, bourdons, guêpes jaunes, frelons et autres hyménoptères composent une véritable symphonie.(...) Je m'assoie et écoute le son qui s'élève du sarrasin, et je ressens l'énergie du bourdonnement des abeilles au travail. Rien d'autre n'est comparable à cela dans la nature. Une vraie musique pour l'âme  !"
 
Les chapitres suivants sont beaucoup plus empreints de philosophie, voire de spiritualité. Crowe ne produit des fruits et des légumes que pour sa consommation personnelle, ce qui est quand même un boulot a plein temps, ce qu'il appelle "le travail authentique", et qui lui apprend à vivre dans une grande communion avec la nature. Il est intéressant par exemple de voir comment son point de vue sur les armes à feu évolue. Au début, il se voulait pacifiste et végétarien, refusant de chasser. Mais il se rend compte assez vite qu'il doit défendre son potager contre quelques prédateurs : écureuils, lapins, oiseaux. Ce sont eux ou lui, et il prend conscience que la vie dans la nature est un combat permanent pour la survie. Alors il se procure un fusil, tout en se fixant des limites : ne tirer que pour défendre son potager et consommer tout ce qu'il tue. C'est pourquoi il ne touchera jamais aux cerfs qui lui rendent visite et vont s'habituer à sa présence. Il apprend aussi à vivre au rythme du soleil et des saisons : labourer et semer au printemps et en été, récolter et faire des conserves en automne, se reposer en hiver, ce qui pour lui signifie lire et écrire, mais aussi observer les oiseaux et marcher dans les bois. Il va développer une certaine méfiance vis a vis de la vie moderne, de la vie urbaine, et du monde libéral, et se préoccuper de plus en plus des questions de préservation de l'environnement. Surtout qu'il fréquente une communauté de Cherokees et que les Indiens ont un tout autre rapport à la nature que les européens : la nature n'est pas un bien qui appartient à l'homme et que l'on peut piller à volonté, au contraire, l'homme n'est qu'un élément du cycle de la nature : de la survie de la nature dépend la survie de l'être humain.
 
"Sur le seuil de cette petite cabane, le regard plongé dans le ciel d'équinoxe, je me sens présent. Là, véritablement. Et nul autre endroit n'aurait ma préférence."
 
En 1982, Thomas Rain Crowe a pourtant quitté sa cabane et ses bois pour retourner sinon en ville, du moins à la campagne, et a pu mesurer à quel point il avait assisté à la fin d'une époque, plus rurale, plus authentique, moins axée sur la consommation et le loisir. Et c'est peut-être parce que ce retour à la vie "normale" fut particulièrement difficile qu'il a mis trente ans avant de publier ce récit, qui s'inscrit dans la lignée de Henry David Thoreau et de tous ceux qu'il appelle les écrivains naturalistes, un récit empreint de curiosité, de poésie, de charme bucolique, qui fut un réel enchantement pour moi, et m'a beaucoup fait penser à l'époque où j'avais moi aussi une maison dans les bois...
 
Le billet de Dominique.
 
Traduit par Mathias de Breyne.
Libretto, 2016. - 320 p.
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
U
Avant même de lire l'avis, j'ai ouvert l'article car j'avais envie de verdure aussi pour prolonger les vacances. Comme quoi, on a tous un peu du mal à se replonger dans la reprise du quotidien urbain.
Répondre
P
Cela dit, j'adore la nature et la verdure et suis toujours très admirative de ce genre d'expérience, mais je suis une vraie citadine qui ne pourrait vivre ailleurs qu'en ville !
Y
Oh que c'est tentant ... J'aime le nature writing, il faut que je me le trouve :-)
Répondre
P
Celui-ci est très très bon !
D
Je ne lis pas de nature writing. Pourtant, ce titre-là, issu d'une expérience vécue, semble très intéressant.
Répondre
P
C'est un genre que j'aime beaucoup, même si je l'ai un peu délaissé ces derniers temps... Dans celui-ci il y a une vraie réflexion sur la place de de l'Homme dans la nature qui m'a beaucoup plu.
L
J'ai beaucoup aimé cette lecture :)
Répondre
P
Si on aime la nature, c'est un vrai bonheur.
C
Noté depuis longtemps....Merci pour la piqûre de rappel ;-)
Répondre
P
Une bonne lecture de vacances, en plus !
D
un livre que j'ai énormément aimé et qui fait partie de ma bibliothèque "nature" je partage tout à fait ton avis, je crois que Keisha était moins enthousiaste mais je me trompe peut être
Répondre
P
J'ai lu que les américains le vénèrent autant que Walden, et c'est tout à fait justifié. J'ai beaucoup aimé toute la réflexion sur les rapports de l'homme et de la nature.
C
Cuite, je suis ! C'est bien de vivre par procuration une expérience qu'on ne fera que rêver :)
Répondre
P
Et là tu as tous les détails pratiques qui te montrent que la vie en solitaire c'est un vrai boulot!
A
Le genre de récit fait pour moi ... il me semble l'avoir vu chez Keisha aussi, ce qui n'aurait rien de surprenant.
Répondre
P
Ça ressemble davantage à un manuel qu'à un récit, mais c'est tres chouette. Tu adorerais le chapitre sur les oiseaux :-)