Défaite des maîtres et possesseurs - Vincent Message
"Nous sommes ceux qui dévorent les hommes ; nous sommes, quoi qu'ils en aient, les nouveaux maîtres et possesseurs."
Tout semble commencer par un accident : Iris à été gravement blessée par une voiture et doit impérativement être opérée, mais Iris est en situation irrégulière. Pour lui sauver la vie, son compagnon Malo doit très rapidement lui procurer de faux papiers. Et c'est Malo qui parle, et c'est par ses yeux que nous entrons dans ce monde qui ressemble à notre monde mais n'est pas tout à fait notre monde. Parce que tout a commencé bien avant, comme il nous le raconte froidement et presque sans affect. Tout a commencé quand une autre espèce a débarqué sur Terre et réduit l'espèce humaine en esclavage. De dominant, l'Homme est devenu dominé. Il ne fait plus les lois, il les subit. Et Malo est l'un de ces nouveaux maîtres.
"À certaines heures de ma jeunesse, j'ai cru glorieusement, naïvement (je ne sais plus trop ce que j'avais bu), avoir l'énergie qu'il fallait pour changer le système, et le système en un tournemain m'a porté là où il voulait, pour me faire faire ce qu'il voulait."
Je me suis régalée de la plume de Vincent Message, une prose limpide et fluide qui distille sa musique singulière et dégage parfois une étonnante poésie ; c'est une plume qui peut se faire scalpel pour vous lacérer le cœur, une prose concise et donc dense, et donc belle, et donc intense. Comme l'est ce roman remarquable qui, sous la forme d'une fable d'anticipation, nous parle de la dévastation du monde moderne, évoquant une multitude de questions brûlantes : identité et différence, crises écologique et sanitaire, opposition de classes et revendications sociales, souffrance animale et euthanasie. En inversant le point de vue1, par la voix de Malo, Vincent Message réinvente l'histoire du vivant et conçoit un récit qui n'est plus auto- mais exocentré. Il nous donne à voir notre monde par les yeux de quelqu'un qui débarquerait sur la planète et mesurerait à quel point nous l'avons conquise et saccagée. Il déconstruit notre échelle de valeurs et nous montre comment l'humain s'avilie en maltraitant ceux qui l'entourent.
"Il faut du temps pour déconstruire les évidences, le cadre social, le cadre de pensée dans lequel on a vécu."
Je suis sidérée par la maturité et la clairvoyance d'un auteur aussi jeune, par son analyse sans concession, sans pitié mais sans acrimonie de notre condition humaine en ce début de XXIe siècle. On peut aussi voir dans cette histoire un roman à clés et se demander qui sont ces nouveaux dominants qui jouent à opposer une partie de la population à l'autre, et qui sont ces nouveaux dominés qui luttent pour leurs droits. Vincent Message ne nous parle pas de demain mais d'aujourd'hui, des responsabilités que nous avons vis-à-vis de ce monde que nous habitons et de tous ceux qui le peuplent. Il évoque des questions qui sont aux confins de la biologie et de la philosophie sur la supériorité supposée de certaines espèces animales sur d'autres.
"Ce n'est pas parce que quelqu'un est inférieur qu'il devient soudain légitime de le maltraiter et de l'asservir."
Vincent Message met le monde moderne sous la lentille du microscope et nous tend le miroir de nos turpitudes, signant un roman qui va bien au-delà du romanesque, un roman qui se fait tantôt pamphlet, tantôt plaidoirie, tantôt mise en garde et tantôt requiem. Un roman qui secoue et interroge, mais me semble tout à fait indispensable et pour lequel j'ai eu un total coup de cœur.
Elles m'ont donné envie : Keisha, Nicole, Sandrine.
Éditions du Seuil, 2016. - 298 p.
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1. Un peu à la façon de Wajdi Mouawad dans Anima, sauf que Message va encore plus loin que Mouawad, et certaines pages sont à la limite du soutenable, pour peu que l'on ait une imagination très visuelle.