Vernon Subutex, 2 - Virginie Despentes
"Arrêtez de vous raconter des histoires. Ce monde est foutu. Celui qu'on a connu. Tout ce dont vous parlez, c'est déjà fini."
Le voici donc, ce deuxième épisode des aventures de Vernon Subutex que nous attendions impatiemment depuis trois mois. Vernon Subutex, l'ancien disquaire, ruiné par l'effondrement de l'industrie du disque, s'était retrouvé à la rue à la mort de son ami musicien Alex Bleach. Et après avoir squatté chez tous ses copains pendant des mois, il avait fini sans abri, réfugié sur la butte Bergeyre, tout en haut du 19e arrondissement de Paris.
Nous l'y retrouvons malade et à demi résigné à son triste sort. Il ignore que tous ses amis le cherchent, ils ont même créé un groupe dédié sur les réseaux sociaux ; certains culpabilisent de l'avoir laissé tomber, d'autres s'inquiètent vraiment pour lui, d'autres encore cherchent toujours à mettre la main sur les fameuses cassettes héritées d'Alex Bleach. Autour de son nom se fédère une petite bande complètement improbable qui réunit à la fois le bobo de droite Xavier et le prolo de gauche Patrice. Et quand ils parviennent à lui mettre la main dessus, ils font bloc autour de lui. Mais Vernon refuse de se faire à nouveau héberger. Il s'installe dans un coin secret du parc des Buttes-Chaumont. Qu'à cela ne tienne ! Jour après jour, ses amis viennent l'y rejoindre et de longs palabres se déroulent autour d'une bière et de cette personnalité sympathique mais bien peu charismatique, que sa vie au milieu des exclus a rendu un brin étrange et qui les attire tous comme un aimant.
"Souviens-toi, Vernon, on entrait dans le rock comme on entre dans une cathédrale, et c'était un vaisseau spatial, cette histoire. Il y avait des saints partout, on ne savait plus devant lequel s'agenouiller pour prier. [...] On s'en foutait des héros, ce qu'on voulait c'était ce son. Ça nous décollait. Ça existait, ça nous a tous fait cette même chose au départ : merde, ça existe ? C'était trop large pour nos corps. Des jeunesses au galop, on ne savait rien de la chance qu'on avait..."
Il y a encore du très bon, voire du sublime, dans ce deuxième volet, mais il y a aussi du moins bon. On y retrouve quasiment tous les personnages du premier épisode, ils gagnent en profondeur et perdent peu à peu leur statut de stéréotypes. Et on découvre enfin le contenu des fameuses cassettes. Là où le roman déçoit, à mon avis, c'est justement dans ce que l'on attendait le plus : la suite de l'intrigue principale qui s'articule autour de ces cassettes, des révélations qu'elle contiennent, et des conséquences que tout cela va entraîner pour plusieurs personnages ; un scénario qui ne m'a pas totalement convaincue, m'a semblé un peu facile1, mal bricolé, qui entraîne une légère baisse de régime et m'a conduite à deux doigts de l'ennui. Heureusement, Virginie Despentes est bien meilleure dans sa collection de portraits pris sur le vif.
Et cet épisode est nettement plus politique que le précédent et l'auteure excelle dans ce registre. Elle dénonce violemment ce que la société française est devenue, la passivité du Français moyen, le rôle des médias qui manipulent l'opinion, l'arrogance des banquiers, la haine que chacun développe contre celui qui est encore plus mal loti que lui : l'étranger, l'Arabe, le Rom. Et elle n'y va pas avec le dos de la cuillère. Elle reprend les mêmes thèmes que Houellebecq, sous un autre angle et avec bien plus de pertinence. Car elle a un talent fou pour se mettre dans la tête de personnages totalement différents et faire une radiographie au lance-flammes de la France d'aujourd'hui. Et elle renvoie tout le monde dos à dos : la gauche et la droite, les bourgeois et les prolétaires, tout en montrant que l'on n'en a pas encore fini avec la lutte des classes.
"A présent, tout est en place pour que ceux qui n'ont rien se chargent de vouloir tuer ceux qui ont encore moins, sous les encouragements ravis des élites : allez, idiots de pauvres, entretuez-vous. L'économie n'a plus l'usage de toute une partie de la population. Ils ne sont plus des travailleurs pauvres : ils sont des inutiles. Le seul circuit qu'ils alimentent est celui des prisons. Il va bien falloir se débarrasser d'eux et les élites comptent sur le peuple pour faire la sale besogne."
Pourtant cet épisode est bourré d'humanité et même de fraternité, et Despentes a le mérite de donner un visage, une voix et une vie à tout le monde, y compris à ces SDF qui peuplent nos villes mais pas nos livres2. Et ce que devient la "bande à Subutex" à la fin du roman est suffisamment intrigant pour que l'on ait hâte de se jeter sur le troisième épisode de ce roman de la France moderne.
"Elle danse et elle a posé le cerveau ; et ça la débecte de l'admettre, donc le lendemain elle pense à autre chose, mais elle danse pour se sentir verticale, la plante de ses pieds se connecte au sol et elle est défoncée, des étoiles lui dégringolent dans le ventre, comme si ça avait toujours été leur place, elle danse en pensant aux morts et elle danse avec eux, elle danse en pensant à tout ce qui a disparu et qui pourtant existe encore, intact, aussi facile à redéployer que si elle ouvrait un livre en deux et que des images avec les sons les odeurs et chaque grain de peau se déroulaient, elle danse parmi les autres et elle reconnaît leurs présences, il y a un lien entre eux tous, ils sont heureux d'être ensemble avec la même imbécillité qu'on éprouve quand on est récemment amoureux, sauf que là ils sont une trentaine et elle s'enchaîne à eux sans même y prêter attention, ils sont un seul corps qui ondule et ça leur plaît d'être là."
L'avis de Clara, emballée.
Grasset, 2015. - 291 p. Epub.
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1. Une scène est directement inspirée de Stieg Larsson
2. Elle n'invente rien : il y a, depuis des années, des gens qui vivent au bord de la voie ferrée désaffectée qui traverse le parc des Buttes-Chaumont.