Roman américain - Antoine Bello
"Un conseil : pose tes livres, ouvre ta fenêtre et embrasse le monde."
Dan et Vlad se sont connus à l'université de Columbia où ils ont tous les deux fait des études de littérature comparée et rêvé de devenir écrivains. Vingt ans plus tard, ils se sont perdus de vue. Vlad est devenu journaliste économique au Wall Street Tribune, Dan est un écrivain méconnu qui vivote en Floride. Ils se retrouvent par hasard à l'occasion d'un article de Vlad. Celui-ci a en effet entrepris d'écrire une série d'articles sur le life settlement, une opération qui consiste à "racheter une police d'assurance-vie à son souscripteur en pariant sur le décès de celui-ci", et a donné lieu à tout un marché, et aux dérives qui vont avec. Et Vlad a enquêté dans un lotissement de Floride qui concentre tous les acteurs de l'industrie du life settlement : assureurs et assurés, actuaires et spécialistes du calcul de l'espérance de vie, vendeurs et acheteurs de polices, un lotissement qui est précisément celui où vit Dan. Une correspondance s'engage entre les deux anciens copains, entrecoupée d'extraits du journal de Dan et des articles de Vlad.
Encore une fois, comme dans Enquête sur la disparition d'Émilie Brunet, ce roman est un trompe l'œil : sous couvert de nous parler d'économie, Antoine Bello nous parle en fait de littérature. Certes, il nous montre, à travers l'industrie du life settlement, le rapport décomplexé que les américains entretiennent à l'argent, et comment un produit financier peut être détourné, exploité et manipulé par des individus cupides qui sont plus concentrés sur leur profit personnel que sur la prospérité de la collectivité. Sans remettre en cause le modèle économique américain, il en montre parfaitement les abus et les limites. Au passage, il nous rappelle à quel point la démocratie américaine est corrompue par l'argent (campagnes électorales financées par les grands acteurs de l'économie, lois votées sous la pression du lobbying, etc...)
"Aucun marché n'est répréhensible en soi. Je ne connais pas de business sale, juste des façons sales de faire du business."
Mais le dialogue, parfois assez vif, qui oppose les deux amis porte non pas sur le contenu des articles de Vlad, mais sur leur forme. Quelle est la meilleure forme pour traduire la réalité du monde : journalistique ou romanesque, l'histoire et le style ou les faits bruts ? Deux visions de la littérature s'affrontent. Et on retrouve là les thèmes qui parcourent tous les romans de Bello : la supériorité de la fiction, la difficulté de traduire le réel, l'illusion de la vérité.
Dan, qui est parfois très agaçant avec ses jugements péremptoires, reproche à Vlad d'écrire des articles "sans chair". Et il est vrai que les premiers articles de Vlad sont d'une telle sécheresse que même la lecture des Echos parait romanesque à côté. Et peu à peu les articles de Vlad s'humanisent. Tout comme dans sa trilogie des Falsificateurs Antoine Bello a d'épisode en épisode humanisé ses personnages.
J'ai donc eu l'impression (en partie confirmée par la dernière phrase du roman) que l'auteur à travers les échanges de ses deux héros faisait dialoguer deux facettes de sa propre personnalité : son côté très factuel qui aime les chiffres, les dates, les sources précises et détaillées (le "bon élève" qui a bien travaillé) ; et son côté hyper inventif, capable de construire toute une histoire à partir du moindre fait divers (le bad boy qui rêve de trafiquer en douce les notices de Wikipedia). Et on a envie de lui dire, parce qu'on l'aime, de laisser tomber le bon élève et d'appuyer à fond sur la pédale bad boy.
Parce qu'on sent bien que la jubilation de l'écrivain se situe davantage du côté de Dan que du côté de Vlad, et c'est aussi du côté de Dan que se situe le vrai plaisir du lecteur. Autant Vlad est contraint par les règles de l'écriture journalistique (imposées par son journal à travers le manuel AP Stylebook), autant Dan s'en donne à cœur joie, réécrivant les articles de son copain sur le mode romanesque, ou à l'inverse réécrivant Céline en version journalistique. Ça part un peu dans tous les sens à la façon des Exercices de style de Raymond Queneau et c'est absolument jouissif. Et à travers Dan, c'est bien sûr l'imagination prodigieuse d'Antoine Bello qui n'en finit plus de pétiller, nous faisant hurler de rire quand il invente un logiciel d'écriture automatique de nécrologies ou imagine un faux spécialiste de littérature germanique (grâce, encore une fois, à un usage détourné des réseaux sociaux).
C'est à cause de Dan que j'ai passé une nuit blanche avec ce roman, par ailleurs exquisément truffé de références littéraires, et que je suis à deux doigts de vous dire (avec le sens de la mesure qui me caractérise) qu'Antoine Bello frôle le génie.
"Tu donnes à voir, sans jamais prendre parti. Pour ma part, je suis incapable de rester neutre. Même si j'avais interdiction d'exprimer mon avis, je m'arrangerais pour le laisser filtrer d'une façon ou d'une autre."
Galimard, 2014 ; Folio, 2015. - 326 p.