Monsieur Hiblot - Éric Reinhardt [Audio]
l'espoir d'un ailleurs à atteindre et d'une plénitude où respirer
Je ne suis pas encore une grande fan de lecture audio, sans doute parce que je suis plus visuelle qu'auditive, et que j'ai donc besoin d'avoir le texte sous les yeux pour vraiment l'apprécier. Mais il se trouve que j'ai mis la main sur une petite pépite : une nouvelle d'Éric Reinhardt lue par Éric Reinhardt.
Cette nouvelle a été publiée dans le recueil collectif Des nouvelles de la banlieue, qui a vu le jour sous l'impulsion du maire de Clichy-sous-Bois, après les évènements tragiques qui ont endeuillé sa ville en 2005 et furent à l'origine de ce que l'on a ensuite appelé les "émeutes de la banlieue". Et cet ouvrage est disponible en version livre + CD, ce qui m'a donné l'opportunité de lire le texte avant de l'écouter.
Il se trouve, donc, qu'Éric Reinhardt a vécu plusieurs années à Clichy-sous-Bois dans son enfance (comme il le révélait à ses lecteurs dans le dernier chapitre de Cendrillon), et que cette ville est restée pour lui le lieu même de l'enfance où il n'avait jamais osé revenir.
"Clichy-sous-Bois sonnait pour moi comme le nom dérisoire qu'on donne à un nounours au plus profond de son enfance. Ce nom portait la trace de ma fragilité et surtout de la conscience que j'en avais. Clichy-sous-Bois était le nom de cet instant près de la prairie inclinée. Clichy-sous-Bois était un nom secret n'appartenant qu'à moi et qu'ainsi je taisais. D'ailleurs personne ne parlait jamais de Clichy-sous-Bois ni n'avait jamais entendu parler de Clichy-sous-Bois."
Sauf qu'en 2005 Clichy-sous-Bois fait la une des journaux, et qu'en 2008 Éric Reinhardt est invité à y retourner, pour la première fois depuis plus de trente ans. C'est ce que raconte cette nouvelle très autobiographique. L'écrivain remet ses pas dans les lieux même où il a vécu entre huit et onze ans : l'appartement qu'il occupait avec ses parents, son école, sa rue, et il retrouve même son instituteur, Monsieur Hiblot. Et, bien sûr, tous les souvenirs d'enfance lui sautent à la figure : les jeux, les devoirs, les promenades, les parents.
"Mon enfance s'envole de chaque détail comme un milliard de papillons."
Et se superposent deux états, d'une façon qui l'angoisse légèrement ("Il ne faut pas jouer avec le temps") : l'adulte, écrivain, mari et père de famille, et l'enfant, fils, frère, élève :
"Le simple fait d'être à la fois, au même moment, un enfant de onze ans, le père d'un enfant de onze ans (car il se trouve que mon fils a aujourd'hui l'âge que j'avais quand j'ai quitté Clichy-sous-Bois) et un homme qui se promène aux côtés d'une séduisante jeune femme de trente-cinq ans qui est sa mère, ces télescopages commençaient à produire des effets bizarres."
"J'ai eu peur de devenir fou. On avait lâché mon passé en liberté dans mon cerveau. Car ce qui m'a troublé à chaque fois que je suis allé à Clichy-sous-Bois c'est que ces explorations ne se sont pas effectuées sur les lieux de mon enfance mais dans mon enfance elle-même."
J'ai trouvé ce texte magnifiquement émouvant. Magnifique parce que je ne me lasse pas de la plume d'Éric Reinhardt, et qu'il analyse particulièrement finement son rapport à l'enfance et aux sensations qu'il en a retirées. Il est en effet convaincu que ces années à Clichy-sous-Bois ont en grande partie fait de lui ce qu'il est aujourd'hui, c'est de ces années-là que datent ses expériences les plus fondatrices. Émouvant parce que ce texte fait écho à plusieurs de ses romans et parce que ça me touche d'imaginer un écrivain que j'aime en devenir. Mais plus que tout, à travers une expérience hautement personnelle, Éric Reinhardt a réussi à me rendre ma propre enfance. Tandis que je l'écoutais, des images ont surgi d'une ville de province où j'ai grandi, de la petite fille que j'étais, et de mes parents, jeunes et amoureux. Par la magie de ses mots et de sa voix, il a réussi à me transporter quarante ans en arrière dans un pays que je croyais perdu. C'était très étrange cette collision entre son histoire et la mienne, qui n'ont rien à voir, mais se rejoignent par d'infimes détails (un jeu, une tour, du bleu). Et c'est une des choses que j'aime chez cet écrivain : chacun de ses écrits, même le plus personnel, touche à l'universel. On croit qu'il parle de lui, mais en fait il parle de nous ; et il nous donne l'illusion d'être les héros de ses livres.
"J'ai marché au milieu de sensations incarnées, tangibles, en béton, brutales dans leur présence élémentaire et douces dans le saveur millésimée qu'elles exhalaient. Une évidence. Évoluer à l'intérieur d'une évidence et parmi des centaines d'évidences."
Et il traîne dans la voix douce d'Éric Reinhardt une trace d'enfance qui ajoute sans doute beaucoup au charme de ce texte-ci précisément.
In : Des nouvelles de la banlieue.
Editions Textuel / Ivre d'images, 2008 ; pp 219-239 (CD 35-40)
Écouté dans le cadre du Challenge "Écoutons un livre" de Sylire dont le thème était: "un livre dont vous avez trouvé le lecteur (ou la lectrice) particulièrement bon".
Vous noterez que j'ai un peu triché puisque je n'ai pas écouté tout le livre, mais juste une nouvelle puisque ce n'était pas la thématique "banlieue" qui m'intéressait mais la thématique "Reinhardt".