Fuir - Jean-Philippe Toussaint
[…] la faible voix de Marie qui me transportait littéralement, comme peut le faire la pensée, le rêve ou la lecture, quand, dissociant le corps de l'esprit, le corps teste statique et l'esprit voyage, se dilate et s'étend, et que, lentement, derrière nos yeux fermés, naissent des images et resurgissent des souvenirs, des sentiments et des états nerveux, se ravivent des douleurs, des émotions enfouies, des peurs, des joies, des sensations, de froid, de chaud, d'être aimé, de ne pas savoir […]
"Serait-ce jamais fini avec Marie", se demande le narrateur dès le début de ce deuxième volet du "Cycle de Marie" (qui peut se lire de façon totalement indépendante du premier). Six mois avant leur séparation à Tokyo, ce narrateur dont on ne sait toujours rien, sauf qu'il aime Marie, se trouve à Shangaï, dans une tentative toujours renouvelée d'échapper à l'"impossible, unique, irrésistible" Marie. Il y est accueilli par Zhang Xiangzhi, relation d'affaires de Marie, énigmatique et inquiétant, qui ne va plus le lâcher d'une semelle, et commence par lui offrir un téléphone portable. Or, il déteste les téléphones portables et celui-ci le rend paranoïaque car il se sent observé, surveillé, épié. Il n'a pas tort. Ce téléphone, qui le relie à Marie, va sonner dans des circonstances bien particulières.
Jean-Philippe Toussaint établit d'emblée une sorte de pacte avec son lecteur : celui-ci doit accepter de perdre le contrôle, de ne pas tout savoir, de ne pas tout comprendre. Moyennant quoi, il se trouve embarqué dans un vertigineux voyage sur une mer de sensations. Car ce narrateur un peu opaque n'existe ni par ce qu'il est, ni par ce qu'il fait, mais uniquement par ce qu'il ressent, ce qu'il éprouve, ce qu'il perçoit : chaleur, douleur, ennui, torpeur, désir. C'est une écriture non du sens mais de la sensation pure, qui happe le lecteur dans un tourbillon de lumières, de sons, d'odeurs, de goûts… Et la plume minimaliste de l'auteur peut d'un seul coup s'offrir une envolée d'une folle beauté qui laisse le lecteur pantois sur le bord de la page : un long traveling de Marie courant dans les salles du Louvre, une fuite à moto un rien cocasse dans les rues de Pékin, une robe en sorbet fondant sur la peau de celle qui la porte...
Et moi qui suis justement le genre de personne qui déteste perdre le contrôle, je me suis totalement laissée porter par ce roman qui n'est qu'une longue course erratique et conjugue tous les modes de la fuite : échapper à soi-même ou à l'autre, fuir l'ennui, la peur ou la douleur, échapper à la police ou à la solitude, fuir le réel. J'ai aimé comment le monde, de façon d'abord presque imperceptible, se décale vers une réalité vaguement inquiétante : un carreau cassé, un voyou blessé, un coup de fil dans la nuit. Peu à peu s'installe une "inquiétante étrangeté" dans des décors de chantiers abandonnés, de terne banlieue, d'endroits cassés, déglingués, bizarres.
[…] je percevais le monde comme si j'étais en décalage horaire permanent, avec une légère distorsion dans l'ordre du réel, un écart, une entorse, une minuscule inadéquation fondamentale entre le monde pourtant familier qu'on a sous les yeux et la façon lointaine, vaporeuse et distanciée, dont on le perçoit."
Dans cet infime espace se joue tout l'enjeu du roman. Le lecteur (tout comme le narrateur auquel il s'identifie totalement) n'est jamais ni complètement ici, ni complètement ailleurs, ni vraiment triste, ni vraiment heureux, toujours entre deux, toujours sur le fil, toujours en apesanteur. En voyage de soi-même.
Un roman qui vous laisse éperdu, heureux, et en manque sur le bord du rivage. Il me faut le troisième épisode. Tout de suite.
Editions de Minuit, 2005. - 186 p.